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La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

On ne peut à la fois tenir une position aristocratique et affirmer vouloir la démocratisation de l’enseignement de la philosophie, par Nicole Grataloup, © L’Humanité, 22 Juin 2001

La bataille fait rage autour des nouveaux programmes de philosophie, et on a pu entendre ou lire ces dernières semaines, de la part des détracteurs de ces nouveaux programmes, les arguments les plus divers. Tous cependant ont un point commun : ils occultent le véritable enjeu du débat, qui est la démocratisation de l’enseignement de la philosophie. Cet enseignement s’adresse maintenant à presque 80% des élèves d’une classe d’âge, qui arrivent dans les trois séries de l’enseignement général et dans les multiples séries de l’enseignement technologique avec des parcours scolaires, des situations sociales et des ambitions professionnelles d’une grande diversité. La question centrale est alors celle-ci : l’enseignement de la philosophie est-il capable, dans l’état actuel des choses, de permettre à tous ces élèves d’acquérir les compétences de pensée que suppose le libre exercice du jugement ? Est-il capable de déterminer clairement ce que les élèves doivent apprendre et apprendre à faire, ce que, par conséquent, les professeurs doivent leur enseigner ? Est-il capable de prendre les élèves tels qu’ils sont à l’entrée en Terminale, et de les former de manière satisfaisante à la réflexion philosophique ? Je ne le crois pas. Les réunions d’entente pour la correction des copies du Bac montrent, encore une fois cette année que, malgré les efforts de tous, professeurs et élèves, beaucoup de copies ne sont pas à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre, tant du point de vue des contenus que du point de vue des compétences mises en œuvre. On peut toujours se défausser de la responsabilité de cet état de fait sur la formation antérieure des élèves ou sur l’environnement social : vieil argument, qui finalement revient à dire que l’enseignement de la philosophie n’a pas les élèves qu’il mérite. On ne peut à la fois tenir une telle position aristocratique et affirmer vouloir la démocratisation de l’enseignement de la philosophie. Les problèmes et les difficultés sont là, trouvons ensemble les moyens de les résoudre : défendre l’enseignement de la philosophie aujourd’hui, c’est travailler à sa transformation. “ Peut mieux faire ”, dirons nous !

Qu’en est-il alors du nouveau programme dans ce contexte ? Il serait illusoire de dire qu’à lui seul, il résout le problème. Les difficultés tiennent beaucoup à l’absence, depuis vingt ans, d’une réflexion collective des professeurs de philosophie sur la didactique de leur discipline, sur leurs pratiques pédagogiques ; à l’absence de possibilités institutionnelles d’échanger et de confronter ensemble les façons de faire que chacun, dans sa classe, invente et met en œuvre ; à une formation initiale et continue qui, trop souvent, se borne à une réactualisation des connaissances et ignore les questions pédagogiques et didactiques ; au refus de préciser les règles du jeu de la dissertation et du commentaire de texte, comme si elles allaient de soi ; au fait enfin que la philosophie n’est enseignée qu’en Terminale et que les élèves ont à passer un examen sur une discipline qu’ils viennent de découvrir. Il y a là tout un ensemble de problèmes qui ne se résoudront que par un travail collectif sur le métier de professeur de philosophie, et aucun programme ne pourra dispenser de ce travail.

Le nouveau programme, cependant, ouvre des voies intéressantes pour définir le cadre de cette réflexion collective :

-           Il clarifie les exigences de la dissertation, et prescrit explicitement “ l’apprentissage du questionnement, de l’argumentation et de l’analyse philosophiques ”, en spécifiant ce que cela signifie : “ construction d’une problématique, exposition impartiale d’une thèse, restitution de l’argumentation d’un texte, élaboration d’un concept ou d’une distinction conceptuelle, confrontation de thèses visant à l’élaboration d’une réponse réfléchie à la question posée etc.. ”. Quoiqu’en disent les détracteurs du nouveau programme, il n’y a là ni une attaque contre la dissertation, ni une volonté d’en réduire le caractère philosophique au profit d’un formalisme rhétorique, mais l’affirmation et la reconnaissance du travail effectif que doivent fournir professeurs et élèves pour mener à bien l’apprentissage de cet exercice difficile.

-          Il resserre et délimite, par le couplage ou la mise en série de notions, le champ de la réflexion qui, dans le programme en vigueur jusqu’ici, était quasiment infini, tant les possibilités de questionnement ouvertes par chacune des notions étaient nombreuses. Au point qu’aucun professeur, aussi sérieusement qu’il ait travaillé, ne pouvait être assuré que ses élèves ne seraient pas désarçonnés par les sujets du Bac, et que là encore, seuls les élèves ayant suffisamment de culture et de maîtrise rhétorique personnelles, socialement acquises, pouvaient s’en sortir correctement. Le couplage ou la mise en série des notions, même si, à la demande des professeurs lors de la consultation, il n’est plus systématique, réduit ce risque, en déterminant mieux, sans l’appauvrir, le contenu philosophique du cours que le professeur reste libre d’organiser comme il l’entend.

-          Enfin, le nouveau programme donne corps à l’idée qu’on ne peut pas philosopher sans connaissances, en proposant l’étude de questions dites “ d’approfondissement ”, qui font référence à la fois à des questionnements philosophiques traditionnels (la maîtrise de la nature, liberté politique et justice sociale, religion et rationalité pour la série L), à des moments historiques précis où ces problèmes ont été posés (la révolution galiléenne, citoyenneté antique et citoyenneté moderne, humanisme et Lumières) et à des interrogations contemporaines (enjeux du progrès technique, les droits de l’homme et leurs critiques, les fondements de l’éthique). Ainsi structurées par l’articulation de ces trois dimensions, ces questions me semblent réactiver une des finalités de l’enseignement de la philosophe : permettre aux élèves de mieux comprendre les interrogations contemporaines en les éclairant par les concepts et les thèses élaborées par la tradition philosophique, montrer l’ancrage historique des problèmes et des textes philosophiques sans jamais les couper du présent et de la réflexion vivante.

Prétendre que ce programme est anti-philosophique, comme on a pu l’entendre ici ou là, est donc, à mon sens, aberrant. Chacun, d’autre part, reste libre d’organiser son cours à partir des questions ou à partir des notions, de les articuler les unes aux autres selon ce qu’il jugera le plus approprié à ses classes et à son propre >  
Nicole Grataloup,  Professeur de philosophie au lycée J. Jaurès de Montreuil,  Responsable du secteur philosophie du GFEN