ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Philosophie : et les élèves ?, par Nicole Grataloup, © l’Humanité le 2 juillet 2001

Les détracteurs du nouveau programme de philosophie viennent d'avoir en partie gain de cause : le ministre a décidé de rendre facultatives les " questions d'approfondissement " qui en constituaient la partie la plus contestée. Elles en étaient aussi la partie la plus novatrice : elles articulaient des questionnements philosophiques classiques (maîtrise de la nature, liberté politique et justice sociale, religion et rationalité, en série L), des moments historiques où ces problèmes ont été posés (la révolution galiléenne, citoyennetés antique et moderne, humanisme et Lumières) et des interrogations contemporaines (enjeux du progrès technique, les droits de l'homme et leurs critiques, fondements de l'éthique). Elles réactivaient ainsi une des finalités de l'enseignement philosophique : permettre aux élèves de mieux comprendre les interrogations contemporaines en les éclairant par les concepts et les thèses de la tradition philosophique, montrer l'ancrage historique des problèmes et des textes sans jamais les couper du présent. Elles étaient le moyen de donner aux élèves les bases d'une culture commune.

La suppression de ces questions est donc à mon sens très dommageable à l'équilibre du nouveau programme. Il ne faudrait pas que le ministre cède à nouveau à l'immobilisme en renonçant aux deux autres avancées intéressantes de ce programme :

- Le couplage ou la mise en série de notions, qui resserre et délimite le champ de la réflexion qui, dans le programme en vigueur jusqu'ici, était quasiment infini, tant les possibilités de questionnement ouvertes par chaque notion étaient nombreuses. Au point qu'aucun professeur, aussi sérieusement qu'il ait travaillé, ne pouvait être assuré que ses élèves ne seraient pas désarçonnés par les sujets du bac, et que seuls les élèves ayant suffisamment de culture et de maîtrise rhétorique personnelles, socialement acquises, pouvaient s'en sortir correctement. Le couplage des notions, même s'il n'est plus systématique (à la suite de la consultation des professeurs), réduit ce risque en déterminant mieux, sans l'appauvrir, le contenu philosophique du cours que le professeur reste libre d'organiser comme il l'entend.

- La clarification des exigences de la dissertation, et la prescription explicite de " l'apprentissage du questionnement, de l'argumentation et de l'analyse philosophiques ", en spécifiant : " construction d'une problématique, (...) élaboration d'un concept ou d'une distinction conceptuelle, confrontation de thèses visant à l'élaboration d'une réponse réfléchie à la question posée, etc. ". Il n'y a là ni une attaque contre la dissertation ni une volonté d'en réduire le caractère philosophique au profit d'une rhétorique formelle, mais au contraire la définition et la reconnaissance du travail que doivent fournir professeurs et élèves pour mener à bien l'apprentissage de cet exercice.

Ces deux mesures, si elles sont vraiment appliquées - mais le seront-elles ? - ouvrent donc la possibilité de former mieux, et de manière plus équitable, les élèves : réduire l'implicite, clarifier les exigences, c'est toujours aller dans le sens de la démocratisation de l'enseignement de la philosophie. Car tel est bien le véritable enjeu. En effet, cet enseignement s'adresse maintenant à presque 80 % des élèves d'une classe d'âge, qui arrivent dans les trois séries générales et dans les multiples séries technologiques avec des parcours scolaires, des situations sociales, des ambitions professionnelles d'une grande diversité. La question centrale est alors celle-ci : l'enseignement de la philosophie est-il capable, dans l'état actuel des choses, de permettre à tous ces élèves d'acquérir les compétences de pensée que suppose le libre exercice du jugement ? Est-il capable de déterminer clairement ce que les élèves doivent apprendre et apprendre à faire, ce que, donc, les professeurs doivent leur enseigner ? Est-il capable de prendre les élèves tels qu'ils sont à l'entrée en terminale, et de les former de manière satisfaisante à la réflexion philosophique ? Je ne le crois pas.

Les réunions d'entente pour la correction du bac montrent, cette année encore, que, malgré les efforts de tous, professeurs et élèves, beaucoup de copies ne sont pas à la hauteur de ce qu'on pourrait attendre, en termes de contenu et en termes de compétences mises en œuvre. La position aristocratique consistant à se défausser de la responsabilité de cet état de fait sur la formation antérieure des élèves ou sur l'environnement social - ce qui finalement revient à dire que l'enseignement de la philosophie n'a pas les élèves qu'il mérite - n'est plus tenable. Défendre l'enseignement de la philosophie aujourd'hui, c'est travailler à sa transformation. C'est redonner à la philosophie son plein statut de discipline scolaire, c'est-à-dire sa valeur formatrice pour le plus grand nombre. Ce nouveau programme peut en être l'occasion.

Il serait illusoire cependant de croire qu'à lui seul il puisse résoudre tous les problèmes. Les difficultés tiennent aussi aux carences de la réflexion collective des professeurs de philosophie sur la didactique de leur discipline, sur leurs pratiques pédagogiques ; à l'absence de possibilités institutionnelles d'échanger et de confronter les façons de faire que chacun, dans sa classe, invente et met en ouvre ; à une formation continue trop souvent réduite à des conférences universitaires ; au refus de préciser les règles du jeu de la dissertation, comme si elles allaient de soi ; au fait enfin que la philosophie n'est enseignée qu'en terminale, les élèves passant un examen sur une discipline qu'ils viennent de découvrir. Autant de problèmes qui rendent nécessaire et urgent un travail collectif sur le métier de professeur de philosophie : aucun programme ne pourra dispenser de ce travail, et le ministère doit en donner les moyens.

 

Nicole Grataloup est professeur de philosophie au lycée Jean-Jaurès (Montreuil) et responsable du secteur philosophie du GFEN,