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La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Apprentis philosophes, par Francis Marchal, © L'Humanité, 2 mai 2001

Faut-il un programme pour l'enseignement de la philosophie en terminale ? C'est au fond la question qui, depuis plus de dix ans, anime l'interminable guerre sur la philosophie à l'école. D'un côté, il y a ceux qui n'en veulent pas parce qu'ils considèrent que la philosophie est elle-même son propre programme ou parce qu'ils pensent que toute détermination est une atteinte insupportable à la liberté philosophique. De l'autre, il y a ceux qui, s'attachant à clarifier l'apport de la philosophie à un projet commun de formation de l'élève, s'efforcent de définir une culture partagée qui préciserait clairement l'ampleur, le niveau et les moyens d'atteindre ces exigences. Pour certains dont je suis, cette nécessité d'un programme plus délimité est devenue d'autant plus forte que les conditions de l'enseignement ont changé : le professeur doit s'adresser à tous les élèves et non à quelques disciples. C'est donc cette querelle qui, depuis 1989, a empêché toute réforme du programme de philosophie, depuis le rapport d'expertise de 1989 coprésidé par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, jusqu'aux deux groupes techniques disciplinaires présidés par Jean-Marie Beyssade et François Dagognet. Les discussions autour du nouveau programme à l'élaboration duquel j'ai activement participé n'ont pas manqué de sécréter de folles rumeurs. Je voudrais rappeler quelques étapes de son élaboration.

Nous nous sommes efforcés, pour conserver le meilleur de l'héritage de notre tradition, de proposer quelques innovations seules susceptibles de pouvoir maintenir et réaliser pour tous nos élèves le haut niveau d'exigence qu'implique cette discipline, malheureusement pour le moment, réduite à la dernière année du lycée. Il allait donc de soi que la liberté philosophique et pédagogique du professeur devait rester totale, que la tradition française avait opté pour un programme de notions et qu'il fallait plus que jamais réaffirmer la place de la dissertation comme exercice scolaire manifestant la capacité de l'élève à penser par lui-même. Toujours dans le souci de réaffirmer le meilleur de cette tradition en l'actualisant, nous avons aussi élargi la liste des auteurs susceptibles de fournir des textes pour les épreuves écrites et orales de l'examen. Cependant, cette volonté de conserver et de réaffirmer le meilleur de notre tradition, nous obligeait justement d'introduire quelques innovations pour permettre aux " nouveaux venus ", à tous ces " nouveaux lycéens " de s'approprier véritablement le bénéfice de cette unique année de formation. Tout en maintenant un programme de notions, nous nous sommes efforcés de les associer pour délimiter plus précisément des domaines de réflexions et donc des espaces de travail commun pour les élèves et leurs professeurs.

Ces associations n'impliquaient jamais un traitement de caractère obligatoire mais ouvraient de nombreux chemins possibles pour s'orienter dans la pensée. Nous avons aussi ajouté deux ou trois questions à ancrage contemporain comme la maîtrise de la nature en indiquant bien que le professeur restait totalement libre de la manière dont il souhaitait faire surgir l'unité de la question dans sa relation à la pensée philosophique et à certains grands enjeux contemporains. Il nous a semblé aussi honnête de ne pas se contenter de réaffirmer le rôle de la dissertation sans inscrire clairement et distinctement dans une nouvelle partie du programme, la nécessité de faire pratiquer cet apprentissage du philosopher pour ne pas demander à l'école de sanctionner, d'évaluer, ce qu'elle n'était pas en mesure d'apprendre également à tous les élèves. En fait, toutes ces innovations mesurées n'ont pour but que de permettre à cet enseignement de réaliser ses fins : permettre à la fois à l'élève de mieux accéder à l'exercice autonome de son jugement mais lui garantir aussi " une évaluation équitable, significative et qui soit en fin d'année à la mesure du travail accompli ".

Malheureusement, les croisements et les hasards du calendrier ont voulu que la consultation des professeurs sur ce nouveau programme ne puisse avoir lieu qu'après sa publication. Cela a naturellement conduit bon nombre de collègues - déjà très souvent consultés - à manifester leur mécontentement contre les deux principaux aspects novateurs : les associations systématiques des notions et l'existence des questions à ancrage contemporain. Les hasards de ce même calendrier ont aussi conduit le nouveau ministre à réorganiser les anciens groupes techniques disciplinaires devenant groupe d'experts sur les programmes scolaires. Au-delà du changement d'appellation, notre groupe a plus que doublé le nombre de ses membres et comporte dorénavant, un inspecteur général et un inspecteur pédagogique régional. Notre premier travail a été de modifier la première version du programme en tenant compte des remarques et critiques majoritairement exprimées par nos collègues.

La vraie générosité politique, ce serait d'entendre la demande de philosophie comme l'un des traits de notre époque. Déjà dans certaines classes de maternelle ou de primaire, dans des classes spécialisées de SEGPA, autour de la Fondation 93 et dans certains lycées professionnels, se déroulent des expériences d'enseignement passionnantes. À l'autre extrémité, il n'est plus à démontrer la demande des futurs ingénieurs, médecins, des étudiants en sciences et en droit à condition que cet enseignement rejoigne leurs préoccupations. Il serait donc particulièrement triste que les philosophes s'épuisent dans leurs querelles de famille. L'essentiel n'est pas de défendre la philosophie - elle se porte bien - mais de savoir comment comme professeurs de philosophie - ensemble - nous voulons rouvrir le grand chantier de la démocratisation de son enseignement et répondre à la demande de notre époque.

 

Francis Marchal est professeur de philosophie à Livry-Gargan, coordinateur de l'Enseignement de la philosophie à la croisée des chemins, CNDP, 1994.