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Communiqué sur l’apprentissage du raisonnement dans le futur programme de philosophie de tronc commun des classes de Terminale

mardi 30 octobre 2018, par Acireph

« — Un moyen de former les esprits au raisonnement, c’est sans contredit de leur en apprendre les règles (…). On a beau dire que la logique ne fait pas l’esprit juste, et n’apprend pas plus à raisonner bien que la rhétorique à être éloquent ; il est clair que, toutes choses égales d’ailleurs, une bonne condition pour observer les lois du raisonnement c’est de les connaître, et que cela sert surtout à voir quand un autre les viole. (…) Ne conçoit-on pas maintenant, soit en dehors des autres occupations scolaires, soit à leur occasion, certains exercices particuliers, expressément destinés à former le raisonnement ? Je n’hésite pas, quant à moi, à regarder comme très utiles ceux qui auraient pour but de mettre les enfants en garde contre les manières vicieuses de raisonner qu’ils trouveront le plus en usage dans leur milieu et dont ils risquent le plus d’être dupes. (…) Rien ne saurait être meilleur que de signaler aux enfants, à mesure qu’ils peuvent s’en rendre compte, ces arguments fallacieux, en leur montrant expressément où est le piège, le vice de la prétendue preuve, ce qui lui manque pour être valable. J.-Stuart Mill, dans son Système de logique, consacre un livre entier à l’examen des principaux sophismes. »

Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, sous la direction de Ferdinand Buisson : Article d’Henri Marion consacré au raisonnement – 1887

On considère souvent que nos élèves savent ou devraient savoir argumenter lorsqu’ils arrivent en Terminale. Il n’en est rien et cet apprentissage, qui n’a rien d’une rhétorique vide, devrait faire partie intégrante du cours de philosophie.

Faire de cet apprentissage un objet de réflexion, est-ce réduire la philosophie à une « rhétorique argumentative » ou au « débat d’opinion » ? Cette objection fait resurgir la traditionnelle prévention des philosophes à l’égard de la rhétorique, et cette prévention n’est pas infondée : aucun de nous ne veut transformer ses élèves en apprentis sophistes qui mettraient en œuvre de manière mécanique des artifices de langage. Mais nous n’en sommes pas là. Les élèves, dans leur grande majorité, sont très loin de courir le risque d’un excès de rhétorique. Le problème est bien plutôt qu’ils manquent généralement des outils de la rhétorique la plus élémentaire, la plus nécessaire et la plus légitime pour élaborer et développer leur pensée. Par exemple, ils ne savent pas comment s’y prendre pour articuler un raisonnement et sa réfutation, pour présenter une objection et y répondre, pour mener une analyse de notion ou de problème ; ils ne savent ni comment écrire cela, ni comment le lire dans un texte, ni non plus comment le parler et l’entendre dans une discussion orale. Tout cela, les professeurs ont à le leur apprendre, à leur en faire découvrir les normes, à leur en faire construire la compétence.

Nombre de sujets du baccalauréat supposent acquis les concepts de base de la logique comme implication, inclusion, extension, disjonction. Par exemple pour bien comprendre les sujets - déjà donnés au baccalauréat - « l’État a-t-il pour but de maintenir l’ordre ou d’établir la justice ? » ; et « le pouvoir repose-t-il sur la contrainte ou sur le consentement ? » ; il faut avoir appris à distinguer le « ou » inclusif qui donne sens au premier sujet, et le « ou » exclusif du second. Mais ces connaissances, comme tant d’autres, sont supposées déjà acquises. La maîtrise du raisonnement n’est évoquée dans le programme actuel qu’au chapitre des recommandations générales. Et toute idée de spécifier, en matière de raisonnement, des savoirs et des savoir-faire, est formellement écartée. 1

Le flou des programmes actuels est donc extrêmement injuste, puisque nous en venons au baccalauréat à évaluer des connaissances et des savoirs-faire que nous n’avons pas nous-mêmes appris aux élèves. Pourtant, ces compétences linguistiques, ou rhétoriques, qui ressortissent autant à la maîtrise de la langue qu’à celle de la réflexion critique, sont clairement identifiées par l’ensemble de la profession comme la première cause des difficultés rencontrées par les élèves en philosophie (d’après l’enquête que nous avons réalisée en collaboration avec le SNES).2

L’ACIREPh demande donc au Conseil Supérieur des Programme, et en particulier au Groupe d’élaboration des projets de programme (GEPP) de philosophie, de remédier à cette situation, en inscrivant explicitement dans le nouveau programme les connaissances liées au raisonnement et à l’argumentation que les élèves doivent maîtriser au terme de leur année de philosophie.

En effet, le raisonnement philosophique obéit à des normes qui ne sont ni celles de la démonstration scientifique, ni celles la rhétorique ou du français qui tend à occulter l’idée de norme pour promouvoir une approche purement descriptive. On ne peut donc pas déléguer cet apprentissage au cursus antérieur des élèves.

Certes, il existe plusieurs régimes d’argumentation en philosophie, ce qui rend difficile l’apprentissage de l’argumentation indépendamment de l’enseignement d’une pensée déterminée, de l’étude d’une question ou d’un texte, etc. Cependant, cela n’exclut nullement la nécessité de cet apprentissage, ni celui du questionnement philosophique et de l’analyse philosophique d’un texte, d’une pensée, etc. Il serait ainsi important de rappeler que, quel que soit leur style, herméneutique, analytique, phénoménologique, une contradiction est une contradiction ; un argument ad hominem est un argument ad hominem ; que dès lors que l’on raisonne il y a des "raisons" d’un côté (qu’on les appelle prémisses ou non) et des conclusions de l’autre (fussent-elles provisoire ou d’une certitude non démonstrative) ; que l’examen des prémisses - éventuellement cachées ou implicites - des prémisses ou d’un raisonnement est le B-A-BA d’un examen critique ; que l’examen de la solidité ou de la consistance des preuves (quelle que soit leur nature) sont des réquisits de toute pensée qui se veut un tant soit peu rationnelle et sérieusement en quête de la vérité.

Il est vrai qu’on n’apprend pas d’abord à raisonner en apprenant les règles de la logique (elles ne sont pas nécessaires) et qu’on peut les connaître, sans savoir les appliquer (elles ne sont pas suffisantes). Quand nous raisonnons nous ne mettons pas en application des règles préalablement saisies par l’intelligence. Néanmoins quand nous peinons à faire quelque chose comme quand nous sommes dans une situation d’apprentissage, alors nous devons souvent nous référer explicitement à des règles pour nous guider.

Il est grand temps de tenir compte de l’état réel de la formation intellectuelle des élèves qui arrivent aujourd’hui en Terminale : il ne s’agit donc pas de niveler les exigences, mais de les expliciter pour que tous aient à l’esprit les objectifs d’un enseignement de philosophie formateur. Pour que les attendus soient clairs, les programmes doivent mentionner explicitement les compétences de raisonnement, d’argumentation et d’analyse philosophiques. C’est à cette condition que l’élève saura ce qui est attendu de lui quand il est invité à « l’exercice réfléchi du jugement » et que l’enseignant saura, en la matière, ce que l’institution attend de lui.

L’ACIREPh propose comme formulation des attentes dans le futur programme de tronc commun :

A l’occasion des divers exercices et lectures, l’élève apprendra :

 à construire une problématique à partir d’une question ou d’un texte : explicitation du problème
et repérage de ses enjeux ;
 à confronter des thèses en vue d’élaborer une réponse réfléchie à une question ;
 à exposer de façon impartiale une thèse ; à restituer correctement l’argumentation d’un texte ;
 à élaborer une définition, un concept ou une distinction conceptuelle ;
 à identifier les éléments de base d’un raisonnement : prémisses, arguments, conclusion ;
 à dégager les présupposés (prémisses implicites) et les implications d’un discours ;
 à évaluer la force ou la faiblesse d’une analyse, d’un raisonnement, la suffisance et la pertinence de ses raisons et à les confronter à des exemples (utilisation de l’exemple et du contre-exemple) ;
 à identifier quelques sophismes et paralogismes fréquents ;

Cela pour savoir conduire une analyse dans une progression cohérente et argumentée.

Des éléments de connaissance doivent également être formulés dans le programme.
A minima il faut ajouter aux repères existants quelques repères fondamentaux de logique argumentative, qui certes n’épuisent pas l’ensemble des procédures de raisonnement très diverses en philosophie, mais qui constituent les outils lexicaux et conceptuels élémentaires pour conduire et structurer une réflexion :

- argument, prémisses (implicites et explicites), conclusion intermédiaire, conclusion, inférence, objection ;
 condition nécessaire / condition suffisante,
 raisonnement déductif/raisonnement inductif /raisonnement abductif
 validité / vérité, logique inductive/déductive
 raisonnement hypothétique, raisonnement catégorique ;
 paralogismes et sophismes courants (affirmation du conséquent, négation de l’antécédent, causalité douteuse, généralisation hâtive, argument d’autorité, argument ad hominem, corrélation / causalité, etc.)