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La philosophie et ses conditions

Xavier RENOU - article paru dans L’Université Syndicaliste, supplément au n° 238 du 25 mai 1990, publication du SNES

vendredi 25 mai 1990, par Acireph, Serge Cospérec

Développer l’enseignement de la philosophie en amont et en aval des classes terminales et lui donner ainsi (enfin) les conditions de durée indispensables à une discipline fondamentale ; insérer la philosophie, hors toute position dominatrice ou asservie, dans des humanités équilibrées ; accroître la transparence des règles du jeu pédagogique en philosophie (revalorisation du travail scolaire, ajustements des programmes et des épreuves du baccalauréat,...) ; tirer les leçons de l’expérience (juste dans son principe, très douteuse dans ses effets) de l’enseignement de la philosophie dans les classes technologiques : le rapport Derrida-Bouveresse a le grand mérite de n’oublier ni l’irréductible spécificité de la philosophie ni l’irréductible réalité des conditions où elle s’enseigne.

Beaucoup de ses détracteurs semblent l’avoir mal lu. Ainsi, par exemple, il ne propose ni une réduction des horaires actuels en terminale (il en condamne par avance l’éventualité), ni une réduction de la philosophie au statut de discipline auxiliaire ou écartelée, même en première (où l’initiation philosophique devrait être assurée par des philosophes) etc.

Une fois admise en revanche la solidarité entre l’essentiel (le jugement philosophique) et ses conditions, s’ouvrent des champs de débat et d’expérimentation.

Deux illustrations suffiront ici.

1. La formation du jugement philosophique exige la présence des conditions prochaines qui lui sont essentielles : connaissances maîtrisées en histoire de la philosophie, connaissance et pratique des articulations entre la philosophie et ce qui n’est pas elle, mais dont elle se nourrit, exercice général (philosophique ou non) du jugement. Aucun exercice ne peut sans doute à lui seul ni satisfaire à toutes ces conditions ni y ajouter la formation du jugement philosophique. Celle-ci en revanche peut sans doute avoir lieu dans des exercices divers : dissertation, mais aussi brèves mises au point ou essais plus développés.

Défendre la seule dissertation d’une manière crispée serait donc méconnaître et ce qui la soutient et ce qui la complète ou la concurrence. La souplesse peut en revanche sauvegarder et renforcer l’essentiel. La distinction entre programme général et programme spécial (qui peut, lui aussi, être national), et la diversification des épreuves du baccalauréat vont en ce sens. On peut imaginer aussi un accroissement du rôle du livret scolaire (rendant compte de formes variées et validées d’exercices).

 

2. Dans certaines sections technologiques l’inculture dont pâtissent les élèves peut rendre illusoire non seulement la dissertation mais même tout exercice écrit. Et une épreuve orale peut, dans ces conditions, respecter davantage et les élèves et la philosophie, à la condition que la lutte soit menée pour que le tissu d’humanités sans lequel la philosophie ne peut s’épanouir soit reconstitué ou constitué pour ces sections. Si, en revanche, l’enseignement technique comporte des formes spécifiques d’exercice du jugement (par la connaissance et la maîtrise des machines et techniques) ces formes sont elles aussi une chance à saisir, aujourd’hui ou demain, pour l’enseignement philosophique.

Jugement pédagogique pour débattre de la dissertation, jugement politique pour débattre de la philosophie dans les sections technologiques : c’est bien le moins qu’on puisse attendre de nous, praticiens de la formation du jugement.

Trois mots enfin pour souligner les limites du rapport Derrida-Bouveresse :

1/ au delà des lycées technologiques la tâche de l’heure est de viser un enseignement des humanités et de la philosophie dans les lycées professionnels.

2/ rien ne se fera de sérieux dans les lycées technologiques eux-mêmes sans une extension des horaires de culture générale et de philosophie. Utopie (comme semble l’avoir admis le SNES) ? Non car la demande de formation du jugement revient (comme en témoignent les préoccupations des écoles d’ingénieurs).

3/ la (5e) proposition de professeurs-animateurs (ou coordinateurs), extrêmement intéressante, est faite d’une manière trop timorée. On pourrait envisager un nombre bien supérieur de ces professeurs d’un type nouveau (et assigner aux ENS la mission de les former).

Xavier RENOU, Janson de Sailly et Henri IV