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Des pratiques innovantes à la philosophie comme business

Des nouvelles façons de faire de la philosophie hors des lieux consacrés (Lycée, Université...) se développent sous le nom de Nouvelles Pratiques Philosophiques. Ces expériences méritent qu’on s’y intéresse, mais certaines ont aussi de quoi susciter la méfiance.

mercredi 11 juin 2014, par Serge Cospérec

Article paru dans Côté-Philo n°18 - Juin 2014

La philosophie, formidable cheval de Troie.

Portée par des pédagogues qui labourent le terrain de longue date, la philosophie « hors les murs » - ceux du lycée connaît un engouement certain : cafés philosophiques, philo pour ados, consultation ou « séminaires » de philosophie pour individu ou entreprise, etc. Cette année, se tiendront les très respectables « 13èmes rencontres internationales » sur « les nouvelles pratiques philosophiques à l’école et dans la cité » (désormais NPPEC) soutenues par l’UNESCO. Pourtant, et à y regarder de plus près, on s’aperçoit vite que le label des « pratiques philosophiques innovantes » couvre beaucoup d’activités, dont certaines nettement suspectes.

Pour être clair précisons encore ceci. Les NPPEC sont un lieu foisonnant de créativité et d’innovations qu’il serait stupide et arrogant d’ignorer au nom d’une « philosophie authentiquement philosophique » dispensée par et dans les seuls lycées. Mon propos ne vise nullement les nouvelles pratiques mais entend interroger la capacité de certains de leurs promoteurs à empêcher qu’elles ne deviennent le cheval de Troie d’entreprises nettement plus suspectes. Force est de constater, en effet, l’invasion du temple par les marchands. L’expression ne doit pas tromper. Il ne s’agit pas de défendre une conception plus ou moins sacralisée de « LA » philosophie, mais seulement d’ouvrir les yeux sur le développement impressionnant d’un business qui pense avoir trouvé le bon filon : exploiter jusqu’à la corde l’aura pourtant très contestable dont jouit en France la philosophie pour en retirer de substantiels bénéfices (qui eux n’ont rien de symbolique) sans avoir à se coltiner le fardeau du prof de philo ordinaire œuvrant dans un service public d’éducation.

Militants de la cause pédagogique ou simples mercenaires, d’infatigables promoteurs des NPPEC veulent à tout prix nous persuader que c’est bien là désormais que se joue - et de façon assurément décisive - l’avenir de la philosophie, pas moins. Ils n’ont de cesse de dénoncer le monstrueux cénotaphe que serait devenue la philo du lycée. Naïveté des uns et calcul cynique des autres, ils ignorent ou feignent d’ignorer que leur entreprise dépend justement du maintien dans l’opinion de cette « aura » fondée sur les mythes scolaires que la philo du lycée fabrique, célèbre et entretient. Parmi lesquels, une certaine conception initiatique - quasi oraculaire - de la philosophie et de son enseignement dont la mystérieuse et magique injonction à « penser par soi-même » (le moyen de faire autrement ?) constitue à la fois le schibboleth professoral national et le Sésame ouvre toi pédagogique.

Mais revenons au propos. De quoi parlons-nous ? De commerce : ces dernières années se sont multipliés, tels pains et poissons de la parabole, la sainteté en moins, « consultants » ; et autres « coachs » de philosophie avides de proposer leurs « pratiques » aux individus comme aux collectifs, dans le privé comme dans le public, et cela partout : au café, à l’école, dans les entreprises, les institutions publiques (IUFM, Universités, Ambassades,…)

Gourou et business man. Diversité de l’offre marchande

Ces nouveaux et libéraux praticiens se disent presque tous « professeur de philosophie », se gardant bien toutefois de dire quels sont leurs titres, où ils les ont obtenus et où ils enseignent. Certains, sont réellement professeurs. Leurs pratiques sont variées mais souvent ils cumulent. Le blog d’un certain Bruno Guitton intitulé « pratiques philosophiques » [1] donne un aperçu assez complet des diverses prestations offertes : ateliers pour adulte sur question philosophique (3 à 20 personnes, en 2 séances de 45 mn), consultation individuelle (45 mn), café philosophique, cours individuel ou collectif de philosophie (pour le bac ou les concours) et « accompagnement philosophique » « formule novatrice qui associe dans des exercices vivants et passionnants, réflexion philosophique théorique, et pratiques concrètes sur le projet professionnel ou de formation d’une personne » (une demi-journée à trois jours). Seul le tarif n’est jamais indiqué.

L’entreprise est parfois familiale, ainsi le même Bruno Guitton indique qu’il intervient pour le compte du Cabinet de Coaching JG Consulting dont le propriétaire et unique employé n’est autre qu’une certaine Josefina Guitton [2]. Et quelle est la raison sociale de JB Consulting ? Assurément philanthropique, œuvrant dans le secteur de l’éducation. Les intentions sont absolument pures. Josefina Guitton fait croisade « contre le « burn out » des personnels de l’éducation nationale ! ». Quand on connaît le malaise enseignant, le marché potentiel est considérable. Le problème est le suivant : « comment échanger pour donner à l’être qui souffre des perspectives pour changer, mieux gérer sa vie professionnelle et refonder son relationnel avec élèves, parents, hiérarchie ? ». On est dans l’air du temps : ce n’est pas la société qui est malade et à transformer mais les individus qu’il faut « coacher » . Elle propose d’ailleurs des services ( « offre de coaching » ) « dans le cadre de l’accompagnement et l’aide aux enseignants » qui, assure-t-elle, permettront la progression du « participant » « tant au niveau des compétences strictement linguistiques qu’au niveau de la connaissance absolument nécessaire de soi et de la relation à soi-même et à l’autre. ». On voit le genre. Ou plutôt le mélange des genres. Surfant sur la vague des idéologies postmodernes, le fondement théorique du coaching se compose invariablement d’une mixture indigeste de psychologie fumeuse empruntant aux pseudo-sciences (type PNL, théorie des « intelligences multiples », etc.), aux théosophies et « sagesses orientales » acclimatées au besoin de la cause et à diverses « thérapies » [3] (yoga transcendantal, art-thérapie, etc.). D’ailleurs Bruno Guitton pratique lui aussi la PNL, rencontre des moines Bouddhistes comme Ngawang Sherap. Militant également de la philosophie en entreprise pour « redonner du sens, des valeurs » , il précise non sans une certaine ingénuité : « Le secteur du marketing et de la publicité a compris depuis bien longtemps l’intérêt des philosophes ». Il ne croit pas si bien dire.

Certains de ces praticiens libéraux connaissent une belle réussite. Oscar Brenifier, « philosophe praticien » est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie pour enfants dans de grandes maisons de l’édition française. Il pratique son métier de Consultant [4] et donne des conférences un peu partout en France et à l’étranger (Russie, Espagne, Algérie, Turquie, Italie, États-Unis, etc.). C’est d’ailleurs probablement cette expérience internationale qui lui permet d’affirmer cette forte conviction « les Russes ont beaucoup de mal à s’astreindre à un raisonnement rationnel. Une forte subjectivité et un refus d’esprit critique tendent toujours de rejaillir dans la réflexion », si l’on en croit les propos rapportés par la journaliste Marlène Brocard [5] qui rappelle qu’Oscar Brenifier, « figure de proue de la consultation philosophique » est un « philosophe français, globe-trotteur et l’un des principaux promoteurs de la philosophie dans la cité ». Il a enfin créé l’IPP, Institut de Pratiques Philosophiques, entièrement dédié à l’autopromotion de ses activités. Ce qui, après tout, est bien normal puisque ces pratiques relevant du secteur privé n’ont aucun autre moyen de se financer.

Alors, pourquoi s’offusquer ? Le commerce n’est-il pas libre ? Là où le bât blesse, c’est que précisément les NNPEC deviennent le vecteur promotionnel d’entreprises dont la finalité mercantile a quand même peu de chose à voir avec la philosophie et une quelconque visée d’émancipation. Ces entreprises se réclament bruyamment des « nouvelles pratiques » qui, par définition, ne sauraient exclure quoi que ce soit. Un des promoteurs des NPPEC, notre ami et collègue Michel Tozzi, sert bien souvent à son insu de caution théorique (on le cite, on renvoie vers son site, on se réclame de ses pratiques). D’où ma question : comment distinguer dans les « nouvelles pratiques philosophiques à l’école et dans la cité » ce qui, d’une manière ou d’une autre, pourrait effectivement relever de la philosophie largo sensu, et ce qui relève du simple business fondé sur l’ignorance et la crédulité ? Est-il seulement possible ?


[2Josefina est « Diplômée de Coaching Ontologique » (sic) de Crear Contexto (Argentine) et « Diplômée de P.N.L » .

[3Le mensonge est la pratique commerciale de base. Exemple : il est très facile en France de se faire reconnaître des pseudo-diplômes et d’obtenir leur inscription dans le « Répertoire national des certifications

[4On trouve sur You Tube des vidéos de ses consultations ; on pourra aussi
lire l’article « J’ai testé une consultation de philosophie » sur psychologie.com, où on apprend au détour que la journaliste a payé avec bonheur ses 50 euros. Un prix d’ami ou le tarif ordinaire ?