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La question de l’argumentation : apprendre à raisonner

On considère souvent que nos élèves savent ou devraient savoir argumenter lorsqu’ils arrivent en Terminale. Il n’en est rien et cet apprentissage, qui n’a rien d’une rhétorique vide, devrait faire partie intégrante du cours de philosophie.

samedi 11 juillet 2015, par Acireph

Faire de cet apprentissage un objet de réflexion, est-ce réduire la philosophie à une « rhétorique argumentative » ou au « débat d’opinion » ? Cette objection fait resurgir la traditionnelle prévention des philosophes à l’égard de la rhétorique, et cette prévention n’est pas infondée : aucun de nous ne veut transformer ses élèves en apprentis sophistes qui mettraient en œuvre de manière mécanique des artifices de langage. Mais nous n’en sommes pas là. Les élèves, dans leur grande majorité, sont très loin de courir le risque d’un excès de rhétorique. Le problème est bien plutôt qu’ils manquent généralement des outils de la rhétorique la plus élémentaire, la plus nécessaire et la plus légitime pour élaborer et développer leur pensée. Par exemple, ils ne savent pas comment s’y prendre pour articuler un raisonnement et sa réfutation, pour présenter une objection et y répondre, pour mener une analyse de notion ou de problème ; ils ne savent ni comment écrire cela, ni comment le lire dans un texte, ni non plus comment le parler et l’entendre dans une discussion orale. Tout cela, les professeurs ont à le leur apprendre, à leur en faire découvrir les normes, à leur en faire construire la compétence.

ACIREPh,
Manifeste pour l’enseignement de la philosophie,
Septième chantier

Références :

Quelle place aujourd’hui pour l’apprentissage du raisonnement ?

Aider les élèves à acquérir et à développer une aptitude à bien raisonner est une finalité essentielle de l’enseignement de la philosophie. Cette aptitude est la condition minimale de toute activité intellectuelle et personne ne doute qu’apprendre aux élèves à considérer toute idée comme devant être discutée, justifiée, argumentée, soit une tâche éminemment démocratique. Or curieusement la réflexion sur cet apprentissage n’a pas fait jusqu’ici l’objet d’une réflexion collective des professeurs de philosophie. La logique possède un statut ambigu dans notre enseignement. D’un côté, elle est présente dans les programmes (« logique et mathématiques » dans l’ancien programme et « la démonstration » dans le nouveau), comme discipline spéciale faisant l’objet d’une réflexion épistémologique, au même titre qu’à propos des mathématiques, de la biologie ou de l’histoire. Mais à la différence de ces dernières disciplines que les élèves ont pratiquées, de la logique, ils n’en ont jamais fait et n’en feront probablement jamais. Ils sont donc conviés à réfléchir à l’épistémologie d’une discipline qui leur est inconnue.

On comprend que cette tâche grandiose laisse peu de temps à l’apprentissage des notions élémentaires du raisonnement qui sont pourtant nécessaires à n’importe quelle activité intellectuelle. D’ailleurs, nombre de sujets du baccalauréat supposent acquis les concepts de base de la logique comme implication, inclusion, extension, disjonction. Par exemple pour bien comprendre les sujets - déjà donnés au baccalauréat - « l’État a-t-il pour but de maintenir l’ordre ou d’établir la justice ? » ; et « le pouvoir repose-t-il sur la contrainte ou sur le consentement ? » ; il faut avoir appris à distinguer le « ou » inclusif qui donne sens au premier sujet, et le « ou » exclusif du second. Mais ces connaissances, comme tant d’autres, sont supposées déjà acquises. La maîtrise du raisonnement n’est évoquée dans le programme qu’au chapitre des recommandations générales. Et toute idée de spécifier, en matière de raisonnement, des savoirs et des savoir-faire, est formellement écartée :

Il n’y a pas lieu de fournir une liste exhaustive des démarches propres au travail philosophique, ni par conséquent une définition limitative des conditions méthodologiques de leur assimilation.

Programme de philosophie des Classes Terminales,
2003

Et l’on ne trouvera pas non plus sur la liste des « repères » du programme, les outils conceptuels essentiels au raisonnement comme « prémisses / conclusion », « déduction/induction », « compréhension/extension », « sophisme » ou « argumentation ». Mais nous ne perdrons pas davantage de temps à nous étonner de cette obstination à entretenir le flou sur des connaissances qui seront cependant exigées des élèves. Nous nous proposons plutôt de travailler à pallier ces lacunes

Le raisonnement et l’argumentation en philosophie.

La logique formelle, nécessaire mais non suffisante.
De quelle logique les élèves ont-ils besoin ? Quand on parle de raisonnement, on pense d’abord aux règles de la logique formelle, le syllogisme, l’inférence immédiate, l’implication, etc. Certes, certaines de ces notions doivent être enseignées, mais il est douteux qu’elles donnent aux élèves les instruments suffisants. D’abord, la logique s’applique aux discours formalisables, dans lesquels les concepts sont rigoureusement délimités, ce qui est rarement le cas des concepts dans lesquels se formule un problème philosophique. Ensuite parce que la logique ne définit que les conditions de validité des inférences, sans se soucier de leur vérité matérielle. Or quand on défend une thèse philosophique, on expose les bonnes raisons qu’on a de l’adopter. Et ces bonnes raisons comprennent aussi, le fait que les prémisses de départ soient jugées acceptables. Enfin, alors que les règles de la logique déductive sont contraignantes, et déterminent de façon nécessaire la vérité de la conclusion à partir de celle des prémisses, le raisonnement philosophique en faveur d’une thèse ne réduit pas à rien les raisons qu’on peut invoquer contre elle.

La logique de l’argumentation
Pour toutes ces raisons, c’est la notion d’argumentation qui traduit le mieux la démarche philosophique, comme celle qui a cours dans les domaines juridiques, politiques, esthétiques. Or on n’ignore pas l’allergie de bon nombre de nos collègues à l’égard du terme même d’argumentation. Cette hostilité découle de l’attachement à un modèle binaire de la pensée, parfaitement exprimé par le couple « convaincre/persuader » selon lequel on n’a le choix qu’entre le souci de la vérité et la séduction sophistique. Il est vrai que pour établir une vérité par voie démonstrative, il n’est pas nécessaire de réfuter un raisonnement fallacieux. Le déploiement du raisonnement correct suffit. C’est ce modèle démonstratif que Descartes érige en norme absolue, en affirmant que lorsque deux personnes ont un avis contraire, l’une d’elles a forcément tort. Et surtout en ajoutant, qu’à rigoureusement parler, aucune n’est dans le vrai puisque alors le simple exposé de ses raisons aurait nécessairement convaincu le second. Ne peut-on pas attribuer à la prégnance de ce modèle dans notre tradition philosophique nationale, le mépris de tout souci pédagogique, puisque la vraie philosophie est — air connu — sa propre didactique ? On doit à Chaïm Perelman, auteur pratiquement inconnu sous nos latitudes, la critique de ce modèle manichéen et la défense d’une logique argumentative qui accorde une place au vraisemblable et à l’évaluation du poids relatif des arguments favorables ou hostiles à une thèse.

Si la réflexion et l’exercice du jugement exigent de la méthode, encore faut-il proposer aux élèves des démarches leur permettant d’apprendre à raisonner d’une manière rigoureuse et critique.

(texte issu de la présentation de nos Journées d’études 2004 : Apprendre à raisonner)