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L’éthologie au secours du philosophe

Obstacles pédagogiques et documents scientifiques

mardi 22 octobre 2002, par Acireph

Par Alain MARCHAL
 

Si l’on pose l’exigence d’une pédagogie propre à notre enseignement, il reste une tâche difficile : celle de délimiter le champ exact de l’analyse pédagogique. Il me semble en effet important de distinguer les problèmes pédagogiques d’autres types de problèmes que nous pouvons rencontrer dans nos cours, lesquels, pour être souvent similaires, requièrent néanmoins des analyses différentes. En particulier, je voudrais montrer que les problèmes pédagogiques se distinguent :

 des problèmes philosophiques en tant que tels : par exemple, expliquer en essayant de revenir aux intuitions premières ce qu’est une Idée platonicienne, ou le Cogito cartésien n’est pas chose si simple ; mais la difficulté - redonner sens à ces ’découvertes’ - est bien ici d’ordre philosophique, propre à la fois au professeur et à l’élève, objet d’un projet conscient d’élucidation ;

 des problèmes didactiques : comment mener son cours, quels exemples prendre, quelle sélection opérer, comment clarifier l’argumentation ;

 des problèmes sociologiques : on parle des préjugés, de l’idéologie des élèves, du poids des médias... ; on peut aussi invoquer les a priori sociologiques des professeurs eux-mêmes, leurs tics de langage, leurs choix culturels…

 

J’aimerais montrer que les difficultés proprement pédagogiques sont d’un autre ordre, que leur résolution s’appuie sur une logique relativement autonome, et que cette logique requiert souvent la médiation de documents ou de savoirs non philosophiques.

Dans un second temps, il conviendra de discuter la valeur des distinctions proposées ci-dessus. Car ces frontières sont de l’ordre des idéal-types wéberiens : essentiellement opératoires, elles sont soumises à discussion et réaménagement ; hypothèses de travail, leur légitimité s’appuiera essentiellement sur leur capacité à proposer des solutions de nature différente aux problèmes que nous rencontrons dans nos classes.

Je poserai comme a priori qu’un problème pédagogique est un problème qui cherche à résoudre ce type d’obstacles, qu’on appelle ’obstacles pédagogiques’.

 

1. Qu’est-ce qu’un obstacle pédagogique ?

Chacun a pu remarquer, lors d’un cours sur la distinction communication animale / langage humain, par exemple, que surgissait une difficulté d’un type particulier, sans rapport avec les difficultés d’analyse internes au problème lui-même : réactions assez vives de protestation, débat chargé d’un poids d’affectivité et d’irrationalité, situation conflictuelle difficilement désamorçable, alors même qu’aucun enjeu « politique » ou « idéologique » ne semblait devoir obscurcir l’horizon de l’analyse. Autant de signes qui avertissent qu’on vient de heurter par inadvertance ce que Bachelard a appelé un ’obstacle pédagogique’.

Cette notion, Bachelard la relie, dans la Formation de l’Esprit scientifique, à celle d’obstacle épistémologique. Les difficultés rencontrées par les élèves dans un cours de science ne sont pas fondamentalement différentes de celles rencontrées par les savants au cours de l’histoire des sciences. On sait que, pour Bachelard, l’obstacle épistémologique n’est pas un obstacle externe, inhérent aux phénomènes étudiés, mais un obstacle interne, propre au mouvement même de la pensée.

L’exemple d’obstacle pédagogique utilisé par Bachelard dans son introduction (le principe d’Archimède) est très intéressant et demanderait une analyse détaillée. Je me contenterai de signaler quelques points : 1) l’élève arrive en classe non pas comme une page blanche, telle une nouvelle leçon, mais avec un savoir - inconscient pour l’essentiel - déjà constitué ; 2) ce savoir s’appuie sur des faits empiriques (par exemple une balle qu’on enfonce dans l’eau ’résiste’, elle bondit vers le haut dès qu’elle le peut) ; 3) ces faits prennent sens dans un réseau d’images, plus ou moins anthropomorphiques (par exemple, il y a des corps qui ’savent nager’, d’autres ’qui n’y arrivent pas’) ; 4) ces faits et ces images forment système, s’organisent dans une cohérence suffisante pour ’faire résistance’ (dualismes lourd / léger, flotter / couler, …) ; 5) dans notre exemple, la part affective n’est pas visible, le phénomène des corps flottants étant relativement ’neutre’ ; mais pour notre propos, il serait important de souligner que les images ont souvent un poids d’affectivité qui ajoute, à la résistance intellectuelle, une résistance émotionnelle.

Bachelard montre clairement que l’étude du principe d’Archimède suppose d’abord la déconstruction de ce réseau de ’connaissances’ empiriques et d’images inconscientes. Encore faut-il que l’élève, et à plus forte raison le professeur en prennent conscience. Et prennent conscience que l’erreur est humaine, au sens fort du terme : c’est-à-dire que l’erreur est intelligente, et d’autant plus difficile à éradiquer qu’elle est, à sa manière, intelligente. C’est pourquoi Bachelard parle de catharsis, et fait référence explicitement au travail psychanalytique. Il est impossible, en effet, de juxtaposer dans un même lieu logique les présupposés empiriques spontanés de l’élève et l’énoncé d’Archimède, dans son apparente simplicité mathématique. En particulier, l’élève arrive en cours avec deux questions implicites : pourquoi y a-t-il des corps qui flottent, pourquoi y a-t-il des corps qui coulent ? Or Archimède répond par une seule loi, où la dualité est supprimée. Comment la formule pourrait-elle donner satisfaction, puisque la question à laquelle elle répond n’est pas celle qui - implicitement - était posée, à défaut d’être formulée ?

Ne pas tenir compte d’un obstacle pédagogique conduit à la non compréhension du cours (que le professeur devra répéter, mais avec la même probabilité d’échec). Pire encore, elle peut induire un état schizophrénique où l’élève conservera en tête deux logiques incompatibles : ses propres images spontanées, d’une part ; une formule mathématique bâtie artificiellement, d’autre part, qu’il sera obligé d’apprendre par cœur (état pathologique dont on remarquera avec étonnement qu’il peut donner entièrement satisfaction ; c’est qu’il produit une habileté scolairement inappréciable : celle d’appliquer en aveugle une formule mathématique, de donner une solution chiffrée à un problème dont on ne comprend rien sur le fond).

Dans le cours de philosophie, compte tenu de la moindre neutralité des problèmes étudiés, les obstacles pédagogiques conduisent en outre à une situation conflictuelle qu’il devient difficile de maîtriser. La rationalisation après-coup, quand le professeur essaie de revenir à l’autorité de l’argumentation, bien loin de rétablir le calme, ne fait que renforcer les résistances (et en particulier cette conviction, chez l’élève, que le professeur ne veut entendre que ses propres idées, et que ça ne vaut pas la peine de discuter avec lui). Ici encore on peut noter la ressemblance avec la cure psychanalytique : la vérité ne délivre pas, si elle est dite par une parole étrangère.

 

2. Un exemple : les animaux parlent-ils ?

Prenons l’exemple du problème de la communication animale. Nous nous poserons deux questions : 1) Comment identifier l’obstacle pédagogique en jeu dans ce problème précis ? 2) Pourquoi un document extra-philosophique, un texte sur le langage des singes, une cassette sur Washoe, pourrait-il être jugé nécessaire pour traiter cette situation ?

Précisons tout de suite que si nous parlons ici d’obstacle, ce n’est pas par rapport à l’établissement d’une thèse, ou à la formulation d’une vérité définitive, comme dans l’exemple de Bachelard. Il va de soi que, sur un problème aussi complexe que la communication animale, le professeur est bien conscient des difficultés objectives, des incertitudes des savoirs positifs. S’il y a obstacle par rapport au but qu’il se propose, ce but ne peut être que la clarification du problème lui-même, la présentation de sa complexité, l’établissement d’hypothèses, un bilan sur les incertitudes, les ouvertures. A la différence du principe d’Archimède, ce n’est pas une vérité qu’il faut faire comprendre, mais l’étendue d’une question. Je crois que cela ne change rien quant à la réalité des obstacles pédagogiques, ni à la nécessité d’y faire face par des moyens spécifiques.

Quel réseau d’images, en partie conscientes, en partie inconscientes, vient brouiller la compréhension du problème chez l’élève ? La question demanderait à être fouillée davantage. On peut seulement avancer quelques éléments. Tout un monde d’affects est lié à la perception de l’animal ; cette réaction d’apitoiement, tout à fait respectable, qui pousse à défendre celui ’qui n’a pas droit à la parole’, conduit tout à fait naturellement à des projections anthropomorphiques.

Cette tendance est renforcée par une sous-estimation des mécanismes linguistiques, liée à l’évidence des capacités langagières : c’est tellement simple de parler ; nous vivons la parole dans l’intentionnalité (ce que nous voulons dire), plus que dans l’instrumentalité (comment nous faisons pour le dire). Il est remarquable que l’élève passe spontanément de la perception du langage, comme capacité générale, à la perception de la parole, comme actualisation de cette capacité, en oubliant, ou en minimisant l’espace essentiel de la langue. Or c’est cette médiation-là, celle de la langue, qui fait la matière première de la réflexion, qui fait comprendre que parler ne va pas de soi. Si l’on va directement du langage à la parole, en oubliant l’épaisseur de la langue, une grande partie des problèmes qui nous intéressent est d’un seul coup évacuée.

La sous-évaluation du jeu public des signes (la langue) conduit naturellement à renforcer le rôle de cette intériorité silencieuse, de cet espace mystérieux des intentions secrètes et privées, qui devient rapidement une forteresse inaccessible : comment saurions-nous que l’animal ne pense pas et qu’il n’a rien à dire ? nous ne sommes pas dans sa tête !

Ce dernier obstacle est d’autant plus fort qu’il s’enracine dans une position critique, issue de la réflexion philosophique elle-même : la critique de l’anthropocentrisme. Pourquoi refuser un langage à l’animal, si ce n’est au nom de ce complexe de supériorité que le professeur a pu combattre ici ou là, à l’occasion ?

Disons tout de suite que ces réactions d’élèves sont légitimes. Qu’il ne s’agit pas de les dénier. Il s’agit plutôt de leur rendre ce qu’elles ont de dynamisme et d’ouverture, et d’empêcher qu’elles ne leur servent à se refermer sur des ’places conquises’, dans une logique de l’éristique.

Le professeur peut évidemment répondre à ces oppositions, mais sa logique risque d’être trop complexe, trop contournée pour convaincre. En particulier, il lui faudrait montrer que le fait de ne concevoir de ’dignité’ chez l’animal qu’en lui accordant des aptitudes humaines, c’est cela précisément l’anthropocentrisme : un anthropocentrisme au second degré. Et répondre à toutes les objections requiert de tirer beaucoup de fils à la fois. De plus, opérée après-coup, une rationalisation ne peut que renforcer les ’résistances’ dès lors que se joue autre chose qu’une relation à la vérité. C’est la raison pour laquelle les obstacles pédagogiques supposent de la part du professeur une anticipation, qui lui permettra de les déconstruire de manière à désamorcer à l’avance le conflit, tout en gardant vivants les éléments dialectiques.

 

3. A chaque obstacle, sa solution ?

Dès lors qu’est perçue la nature propre de l’obstacle pédagogique, peut-on proposer des solutions spécifiques ? En quoi des documents extra-philosophiques, comme l’interview d’un éthologue ou une cassette sur Washoe [1] peuvent-ils aider à ce travail d’anticipation et de déconstruction ? En quoi les images filmées, et l’autorité d’un éthologue, peuvent-elles nous aider à mieux maîtriser le débat qui nous occupe ? Non pas évidemment en répondant à la question philosophique à notre place. Non pas même en rendant le problème plus clair. La nécessité est de l’ordre d’un préalable pédagogique.

Je poserais, à titre d’hypothèses de travail, quatre principes :

1) Pour vaincre un obstacle pédagogique qui est fait d’images, il ne faut pas refuser les images, mais passer par elles, s’en servir pour mieux les neutraliser.

2) Plutôt que de dénier les affects, il faut, sinon partir d’eux, du moins en tenir compte en chemin, et surtout en rendre compte.

3) La démarche pédagogique est détour et jeu d’autorités. J’ai toujours eu des réticences à passer des cassettes-vidéo, parce que dans ces moments-là je suis passif, je délègue mon autorité, je ne sais jamais trop ce que les images vont dire ou ne pas dire aux élèves… Mais l’acceptation du détour est une nécessité pour désamorcer les conflits frontaux ; le détour situe momentanément l’autorité ailleurs que chez le professeur, et met celui-ci en état d’être lui-même interrogé par le document, document sur lequel il pourra dire ses doutes, sa perplexité, bref être sincèrement dans une situation de pensée, non pas en face, mais à côté des élèves (ce qui ne signifie pas, pour écarter tout soupçon de démagogie, au même niveau que les élèves).

4) Une analyse philosophique présuppose souvent un arrière plan de connaissances complexes, tacites chez le professeur, non acquises encore par l’élève, nécessaires pour une « mise à l’échelle » des problèmes. La démarche pédagogique devra proposer un « raccourci », un substitut de cet arrière plan. Par exemple, le choix d’un chimpanzé - animal jugé proche de l’homme - permet de mieux mettre en place l’échelle de complexité des problèmes linguistiques. Si le chimpanzé ne peut pas faire ceci ou cela, alors qu’on a montré qu’il pouvait pourtant faire ceci ou cela, l’échelle des problèmes a des chances d’être aperçue par l’élève. En particulier, une proximité peut être signalée au niveau comportemental, (en cela, on peut faire droit à une certaine projection affective) qui mettra mieux en valeur la distance sur le plan langagier (en cela, on peut faire droit à une certaine froideur de l’analyse logique).

La cassette sur Washoe permet de revenir sur les textes de Descartes, de Chomsky, de Benveniste… : qu’est-ce qui définit de véritables compétences linguistiques ? Le chimpanzé est-il capable d’inventer, de créer des signes nouveaux ? Comprend-il que l’ordre syntaxique fait sens (toi chatouiller moi, moi chatouiller toi… ce n’est pas la même chose) ? Utilise-t-il des ’phrases’ en dehors d’un contexte, peut-il évoquer des réalités en l’absence de stimuli précis (de ’passions’ pour reprendre les termes de Descartes) ? Y a-t-il un début de transmission culturelle, d’une génération à une autre ?

Un exemple : Washoe utilise le signe-mot ’ouvrir’ pour ouvrir une porte, un tiroir. Face à un robinet, elle utilise spontanément le même signe pour obtenir de l’eau. Étonnement de l’observateur anglophone, puisque en anglais, on n’utilise pas le verbe ’open’ à propos d’un robinet. Étonnement moindre pour l’observateur français, qui utilise au contraire couramment l’expression ’ouvrir un robinet’. Cette anecdote est bien comprise par les élèves. 1) Comment mieux expliquer ce que c’est qu’une abstraction, c’est-à-dire un concept, c’est-à-dire le signifié d’un mot ? 2) Et comment mieux indiquer le problème de la différence entre langues, qui n’est pas seulement différence de répertoire, mais différence d’organisation de la réalité ? 

Voir poindre des compétences linguistiques à un niveau si élémentaire, c’est mettre l’accent sur la médiation de la langue (ici la langue des signes des sourds-muets américains), c’est insister sur des complexités sous-jacentes aux simplicités apparentes, c’est s’attarder sur les limites de ces capacités, lesquelles limites permettent par contraste de jauger les performances humaines. On notera en particulier, dans ces expériences, l’absence de tout récit. Et l’absence également de tout ’milieu linguistique’ objectivé, extériorisé. On pourra conclure : chez l’homme, le langage ne se trouve pas seulement dans les paroles, ne se dépose-t-il pas également dans les objets, les institutions qui nous entourent, dont il faudrait faire l’inventaire ? Quelles réalités concrètes, non linguistiques, ne pourraient exister autour de nous s’il n’y avait pas d’abord une langue pour les dire ? En quoi la langue est-elle objectivée, et donc sédimentée dans notre environnement ?

On le voit, ces pistes tendent moins à clore le problème qu’à l’étendre, grâce à une plus juste perception des difficultés objectives.

Mais la question de fond, au-delà des aspects didactiquement et philosophiquement intéressants, me semble la suivante. Quelqu’un qui a réfléchi sur le langage au long de plusieurs années d’étude pourrait trouver ce détour par Washoe non seulement peu éclairant au regard de ce qu’il sait déjà, mais encore source d’obscurités et de complications inutiles. En un sens, il aurait raison. Mais, d’un autre côté, ce serait oublier l’essentiel : ce que j’appellerais les ’sédimentations conceptuelles’, l’épaisseur de la « réalité-pensée ». Il faut plusieurs années d’étude pour mettre dans une juste perspective les différents niveaux de problèmes, que ce soit au sujet du langage ou au sujet d’autres notions. Un seul exemple : la différence entre le langage et l’écriture est un fait massif, le premier est une réalité anthropologique, l’autre une réalité historique, ce n’est pas du tout la même échelle temporelle. Or la lecture de nos copies montre que cette distance n’est pas évidente pour les élèves. Beaucoup jugent que l’homme a d’abord écrit-dessiné (la grotte de Lascaux) avant de parler. Il est très difficile de remettre en ordre une certaine hiérarchie de réalités (du reste, elle est pour nous souvent problématique). Il ne suffit pas de rappeler des dates, ou des échelles. Nous avons affaire à des images, qui ont des racines beaucoup plus résistantes. Ici réside la difficulté essentielle : l’élève a quelques jours, ou quelques semaines pour comprendre ce que le professeur a mis plusieurs années à intérioriser - je ne parle pas ici de savoirs, mais de cet imperceptible réseau qui tisse les savoirs, ce que j’ai appelé, faute de mots meilleurs, les ’sédimentations conceptuelles’.

L’obstacle pédagogique est lié à l’histoire des pensées - assez généralisable -, et non au présent des croyances - assez localisable.

Cette opposition, clairement établie au niveau des hypothèses de travail, peut devenir plus friable à l’examen des pratiques. C’est pourquoi il faut revenir sur les distinctions posées au tout début de cet exposé.

5. La question des frontières 

Distinguer les difficultés proprement pédagogiques des difficultés philosophiques, didactiques, sociologiques, c’est forger des « idéal-types » qu’il conviendrait d’affiner par une recherche collective sur nos pratiques. Les objections sont nombreuses dès qu’on touche à des exemples concrets.

Par exemple, à propos de l’art. Si l’on traite du « recul », de la « distance » du jugement esthétique qui supposerait que le regard se centre moins sur la chose représentée que sur la représentation de la chose, les difficultés que l’on rencontrera seront d’abord d’ordre philosophique et sociologique.

Difficultés philosophiques : la thèse - sous sa forme kantienne ou hégélienne - est-elle liée à une époque particulière de l’histoire de l’art ? peut-on la généraliser ? si on la conteste - les exemples contemporains ne manquent pas -, peut-on encore penser l’autonomie de l’art ? y a-t-il encore place pour une analyse philosophique de l’œuvre d’art ?

Difficultés sociologiques : on sait que cette « distanciation » du jugement esthétique n’est pas indépendante d’une codification du regard social, - Bourdieu parlerait d’une « appropriation bourgeoise de l’art ». Or ce regard social peut opposer le professeur aux élèves, surtout dans les classes technologiques, par cette manière, aussi consubstantielle au professeur de philo que l’art du barbecue l’est au cannibale, de parler des œuvres au second ou au troisième degrés ; par cet entêtement également, aussi identificatoire pour l’un que les plumes du toucan pour l’autre, de ne prendre jamais les choses telles qu’elles sont.

Deux difficultés donc, l’une sur le fond, l’autre sur la manière, mais tellement enlacées, qui conduisent naturellement à des difficultés d’ordre didactique : quels exemples prendre, qui illustreront pour mon cours cette distance esthétique ? Les œuvres directement lisibles par les élèves semblent précisément nier la distanciation : il faudrait montrer l’artifice derrière le spontané. Les œuvres manifestement distanciées sont souvent les plus obscures, provocatrices, incompréhensibles : il faudrait montrer une vie derrière l’artificiel. 

 

Ces trois difficultés identifiées - philosophique, sociologique, didactique -, où situer l’obstacle pédagogique ? En quoi serait-il spécifique ? Quel intérêt y aurait-il de faire encore un effort supplémentaire de réflexion ?

Il me semble qu’il y a, en plus des difficultés définies ci-dessus, un obstacle spécifique ; et que cet obstacle est au cœur de l’idée même de représentation. Soit la formule kantienne : l’art ce n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose. Disons tout de suite que l’enjeu n’est pas la philosophie de Kant ; la formule, quoi qu’on en pense, est au cœur de toute analyse critique de l’art. Dans l’œuvre d’art, la représentation serait auto-référentielle. Laissons pour l’instant la thèse - discutable par définition. Réfléchissons sur l’élémentaire qui permettrait de comprendre la thèse, de quelque manière qu’on la formule.

Cette notion de représentation si commune en philosophie est en réalité d’une grande complexité. Si on la tire de l’acte simple de « représenter », elle revient à produire un cadre - au sens d’une menuiserie psychique - pour toute idéation, à figer en tableau mental le moindre fait psychique. Or si l’élève comprend bien ce que veut dire « donner une représentation » au théâtre, puisqu’il voit le travail des décors, des costumes, des acteurs, comment le comprendrait-il pour la pensée, puisqu’il n’y voit pas au travail les acteurs de la tradition philosophique : la sensibilité, l’imagination, l’entendement, la raison ? Si on tire la notion de « représentation » de l’acte de « se représenter », elle tend vite à signifier : « se faire une idée, se faire une opinion, voir les choses à sa façon ». Ici, l’élève est en terrain connu ; mais c’est pour faire vivre des oppositions de notions (les images-obstacles fonctionnent souvent par paires) qui rendront difficile l’analyse de la représentation en elle-même. Une œuvre est là pour communiquer ; quand on a quelque chose à dire, c’est ou bien pour exprimer ses émotions, ou bien pour livrer un message. La plupart des dissertations d’élèves tourne invariablement autour de ces deux pôles : ou bien on exprime des états d’âme, ou bien on délivre un contenu informatif. Que faire d’une représentation qui n’exprimerait aucune émotion et n’aurait aucun message à délivrer ? Le couple est d’autant plus résistant, qu’il est lié à d’autres couples, dans un réseau de disjonctions : sensibilité / savoir ; jeu / sérieux ; naturel / artificiel, que nous ne pouvons analyser ici. Sans doute serait-il intéressant de dresser un arbre généalogique de ces couples : lesquels sont les plus anciens, donc les plus résistants ? lesquels sont les plus labiles, donc les plus insidieux ? Ce que nous pouvons retenir, c’est que ces couples n’ont pas nécessairement de lien avec des présupposés « sociologiques », même s’ils peuvent ici ou là les renforcer.

Sans doute peut-on poser comme hypothèse une certaine invariance de ces obstacles, et donc une certaine universalité, dans la mesure où ils correspondraient à un développement « normal » de l’intelligence, à une structuration ordinaire de la pensée, appuyée sur des données empiriques communes. On voit bien ce qui distingue ces obstacles pédagogiques de préjugés sociologiques ou culturels. Ils s’enracinent dans le développement même de la pensée, ils ont une généralité, une cohérence, ils font système, et on peut leur supposer une certaine récurrence à travers des thèmes très différents (alors que les préjugés sociologiques auraient tendance à se fixer dans des « niches » bien précises). En bref, on peut s’attendre à les rencontrer en tout esprit, parce qu’ils sont solidaires du mouvement de la pensée.

 


[1Washoe, le singe qui parle avec ses mains, catalogue Arte-vidéo, 1994