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Des usages de la psychanalyse dans le cours de philosophie

Ce texte s’appuie en grande partie sur l’atelier « philosophie/psychanalyse : quels usages faisons-nous de la psychanalyse ? » du colloque 2002 de l’Acireph.

jeudi 24 octobre 2002, par Acireph

Par Nicole Grataloup

 

« Acceptons avec humilité le mépris avec lequel les philosophes
nous toisent du haut de leurs exigences sublimes »

Freud, Inhibition, symptôme et angoisse,(1926, PUF, 1951, p. 12)

 

Ce texte s’appuie en grande partie sur l’atelier « philosophie/psychanalyse : quels usages faisons-nous de la psychanalyse ? » du colloque 2002 de l’Acireph. Il n’en constitue cependant pas à proprement parler un compte-rendu, dans la mesure où je me suis autorisée à prendre parti et à proposer ma propre analyse du problème.
 

I. La psychanalyse dans le cours de philosophie : un statut paradoxal

Il faut partir du problème posé par le statut particulier de la psychanalyse dans le cours de philosophie : « l’inconscient » figure explicitement depuis 1973 comme notion au programme. Toutes les propositions de modification du programme, sauf celle du GTD Dagognet-Lucien, la maintenaient. Dans le programme Renaut, elle figure dans le tryptique « la conscience, l’inconscient, le sujet », et dans le programme Fichant, avec la conscience en regard de la rubrique « le sujet ».

La présence de cette notion appelle nécessairement une référence à Freud, en tant que c’est lui qui l’a constituée comme concept à l’intérieur d’une théorie du psychisme humain dénommée « théorie psychanalytique ». Cette théorie, Freud en a défendu tout au long de sa vie le statut scientifique – il en parle même comme d’une « science de la nature » - ; il l’étaye sur une pratique thérapeutique, exposant en de nombreux textes comment une difficulté théorique s’éclaire à la lumière de cas cliniques, et inversement comment une difficulté thérapeutique peut se résoudre en « s’accrochant » à des principes théoriques. Par exemple, dans les Cinq leçons sur la psychanalyse, il écrit : « incapable d’en sortir (de la difficulté à obtenir que le patient se souvienne sans avoir recours à l’hypnose), je m’accrochai à un principe dont la légitimité scientifique a été démontrée plus tard (…), celui du déterminisme psychique » [1].

D’où un paradoxe, et un certain nombre de difficultés : le programme de philosophie prescrit l’étude philosophique d’une notion qui n’a d’existence conceptuelle qu’au sein d’une théorie qui se veut scientifique. L’appel à un dehors de la philosophie est ici clair et incontournable. Certes, on pourrait dire que « l’inconscient » n’est pas la seule notion de ce type dans le programme : on pourrait dire que « le langage », « l’histoire », font aussi appel à des disciplines extérieures à la philosophie.

Cependant le problème n’est pas le même, dans la mesure où ces deux notions ont une existence dans la tradition philosophique antérieurement à la constitution des disciplines linguistique ou historique, et que l’on est donc, en quelque sorte, autorisé à ignorer celles-ci si on le décide, alors que ce n’est pas le cas, ou si peu, pour la notion d’inconscient. On pourrait dire aussi que « la connaissance du vivant » ou « logique et mathématiques » (dans le programme de 73), renvoient à des savoirs positifs constitués dans les domaines de la biologie, de la logique, des mathématiques. Mais là encore, le problème n’est pas le même, puisque l’approche de ces notions est explicitement épistémologique, alors que ce n’est pas le cas pour la notion d’inconscient.

Au passage, notons que ceci signale à quel point un programme de notions est ambigu : rien, sauf les routines et habitudes acquises et fixées en grande partie par les manuels et recueils de textes, n’indique que la notion d’inconscient ne doive pas être étudiée principalement sous l’angle épistémologique. Il se trouve simplement que ce n’est pas le cas.

 

Cette particularité de la notion d’inconscient par rapport aux autres notions du programme se double d’une autre : lorsque les autres notions, telles que celle que j’ai citées, renvoient à des savoirs positifs, on suppose que ceux-ci ont été acquis dans les années antérieures par les élèves. Ils ont fait de l’histoire, des mathématiques, de la biologie, de la physique, et y ont acquis des savoirs sur lesquels on est censé s’appuyer. Et même si les professeurs de philosophie se plaignent de plus en plus que ce ne soit pas, ou pas suffisamment, le cas, on peut encore fonctionner sur l’idée qu’ils savent de quoi on parle, ou du moins, qu’ils devraient le savoir. En ce qui concerne l’inconscient, aucun acquis préalable de ce genre n’est exigible : aucune des disciplines scolaires antérieures à la terminale n’est censée leur avoir appris ce dont il s’agit lorsqu’on parle d’inconscient.

De ce fait, on présente souvent la difficulté en ces termes : le professeur de philosophie est face à une double tâche, qui est d’abord d’informer sur ce savoir positif qu’est la psychanalyse, puis ensuite de faire réfléchir les élèves aux problèmes philosophiques que ce savoir positif permet de poser d’une part (problèmes de la conscience, du sujet, du désir etc..), et à ceux que son statut de savoir positif pose d’autre part (problèmes épistémologiques). Dès lors toute une série de questions surgissent : jusqu’où mener le travail d’information ? Sur quels éléments de la théorie psychanalytique faut-il faire cette information ? Sur la seule théorie de l’appareil psychique, ou bien aussi sur la théorie de la sexualité, sur le complexe d’Œdipe, sur la pratique psychanalytique, etc.. ? Faut-il utiliser l’œuvre de Freud seulement, ou bien aussi celle de ses disciples, et dans ce cas lesquels ? Comment « négocier » le passage entre cette phase informative et la phase réflexive qui seule serait proprement philosophique ? Comment faire comprendre aux élèves la différence et l’articulation de ces deux phases, afin qu’ils ne se contentent pas de « réciter leur cours sur la psychanalyse » (c’est un des griefs que l’on entend le plus souvent à ce sujet), mais parviennent vraiment à utiliser les éléments de connaissances acquis dans le cours pour traiter un sujet ou expliquer un texte ?

Ces questions sont délicates et récurrentes, mais peut-être sont-elles en grande partie induites par cette façon de formuler la difficulté, par ce schéma qui fait ainsi se succéder une phase informative puis une phase réflexive ; peut-être les résoudrait-on mieux en abandonnant ce schéma et en explorant une autre manière de faire. C’est ce que je tenterai de montrer dans la dernière partie de cet exposé.

 

II. Engouements et réticences

Voyons maintenant le problème sous un autre angle : cette question du statut et de la place de la psychanalyse dans l’enseignement de philosophie n’est pas séparable de certains effets de mode et de génération, et de leur répercussion dans la formation des professeurs de philosophie. Lorsque j’ai fait mes études universitaires, la référence à Freud et à Lacan (comme d’ailleurs à Lévi-Strauss, à Foucault, à Barthes, à Saussure et Benveniste etc..) allait de soi : on était en pleine période « structuraliste », la philosophie accueillait les apports des sciences humaines, en faisait son miel, et je ne crois pas que, ce faisant, elle se trahissait comme philosophie. Les choses ont changé depuis. D’une part, la philosophie (et pas seulement, à mon avis, l’enseignement de la philosophie au lycée) a « repris ses billes », pour ne pas dire plus, à l’égard des sciences humaines ; d’autre part, d’autres savoirs se sont développés. D’une certaine façon, il y a un monde entre la formation que j’ai reçue et celle qu’ont reçue les collègues qui ont fait leurs études quinze ou vingt ans plus tard… Aujourd’hui, sur les questions du sujet et de la conscience, il me semble que « la mode » est plutôt soit au « retour à Kant » et au sujet transcendantal, soit aux sciences cognitives.

De ce fait, un certain nombre de réticences, qui d’ailleurs ne sont pas infondées, s’expriment quant à la pertinence de la référence à la psychanalyse dans le cours de philosophie. La psychanalyse n’est pas une philosophie, Freud était médecin et non philosophe, il s’est toujours réclamé d’une démarche scientifique. Cette prétention à la scientificité est d’ailleurs largement contestée. De plus, la psychanalyse est d’abord une pratique thérapeutique : quelle légitimité avons-nous à en parler, et quelle légitimité a cette pratique à intervenir dans un cours de philosophie ?

 

Du côté des élèves, maintenant : en général, le moment de l’année où on travaille sur l’inconscient « intéresse les élèves ». Certains collègues font de cet intérêt une réticence supplémentaire : si cela intéresse les élèves, ce ne peut être que pour de mauvaises raisons, ils y cherchent des réponses à leurs angoisses existentielles de post-adolescents, et nous ne sommes pas là pour ça ! D’autres, dont je suis, pensent qu’on peut tirer parti de cet engouement un peu naïf des élèves pour la psychanalyse, et transformer cette demande de réponses en questionnement. Il me semble même qu’on doit le faire. La psychanalyse est dans le champ de la culture contemporaine, qu’on le veuille ou non. Les élèves en entendent parler, les émissions qu’ils écoutent ou regardent, les magazines qu’ils lisent (du moins les filles) en sont pleins : les mots de la psychanalyse font partie, qu’on le veuille ou non, du discours contemporain, celui des media, souvent à tort et à travers, mais pas toujours à tort… La doxa contemporaine, pour une part, « parle en langage psy » (par exemple, les media invoquent le « nécessaire travail de deuil » chaque fois qu’ils relatent une catastrophe naturelle, un attentat, un fait divers… les « cellules psychologiques » arrivent sur les lieux en même temps que les pompiers, la police et les ambulances etc..). Beaucoup d’adolescents ont lu Françoise Dolto, leurs parents bien intentionnés leur ayant mis entre les mains Le complexe du homard, par exemple.

On peut regarder tout cela avec dédain et ironie, et décider pour cette raison-là de ne pas en parler. On peut au contraire penser que c’est justement une bonne raison pour en parler. D’une part, pour redonner aux concepts de la psychanalyse leur véritable sens, pour rectifier des erreurs (l’usage immodéré que font les media du « travail de deuil » ne rend pas pour autant cette notion caduque, par exemple), et donc pour permettre aux élèves d’avoir un recul critique par rapport à ce discours ambiant. D’autre part, pour affronter les difficultés mêmes de ces concepts, leur caractère problématique, que Freud lui-même n’a jamais nié. Il me semble que c’est à ces conditions que l’on pourra effectivement transformer la demande de réponses existentielles en questions philosophiques. J’ajouterais un dernier argument : on voit se développer depuis quelques années, en particulier chez les garçons d’origine maghrébine s’affirmant et se revendiquant comme « musulmans », une forte réticence et même une franche hostilité, à l’égard de la psychanalyse : à la fois sur l’idée même d’un inconscient, sur l’importance accordée par Freud à la sexualité, et bien entendu, sur la critique freudienne de la religion. Je vois là une raison supplémentaire pour en parler, et je pense que nous devons affronter cette hostilité dans la même perspective que l’engouement dont je parlais ci-dessus.

 

III. Quels usages les professeurs de philosophie font-ils de la psychanalyse ?

 

Tout ceci étant dit, il reste que l’inconscient est au programme, qu’il faut traiter la notion, que les professeurs le font, et que pour tous, cette notion implique une référence à Freud et à la psychanalyse. Pour autant, ils n’en font pas le même usage.

L’atelier consacré à ce thème dans le cadre du colloque 2002 a été l’occasion de dresser une sorte d’inventaire de ces usages, qui peuvent varier d’une classe à l’autre et d’une année à l’autre, selon les choix que fait chaque enseignant dans sa façon de traiter le programme avec telle ou telle classe. Un même enseignant peut accentuer son cours sur l’un de ces usages avec une classe, et sur l’autre avec une autre classe, et être traversé par les mêmes questions qu’un autre collègue qui aura cependant fait d’autres choix.

Il m’apparaît que ces usages se différencient selon trois critères : d’une part, selon l’importance accordée à la référence psychanalytique dans l’ensemble du cours, d’autre part selon le caractère plus ou moins systématique de l’exposé des concepts psychanalytiques, et enfin selon le degré de proximité à la philosophie que le professeur accorde à la psychanalyse, ce qui dépend évidemment de ses propres options philosophiques.

 

1) Un premier usage consiste à traiter la psychanalyse simplement comme un objet de culture, et de se limiter à transmettre un certain nombre de connaissances, à donner aux élèves une information sur une théorie qui appartient au patrimoine culturel du XXème siècle. Et à admettre que, faisant cela, ce n’est pas de la philosophie que l’on fait.

2) Un deuxième usage consiste à renoncer à un cours global sur l’inconscient, à considérer la notion comme une « notion circulante » que l’on peut faire fonctionner dans divers champs : cela se concrétise par l’utilisation de textes de Freud, de manière circonscrite, sans donner connaissance de l’ensemble de la théorie, sur divers problèmes, par exemple, sur la culture, la civilisation, l’imagination, la religion, l’art etc..

3) Un troisième usage consiste à prendre la théorie freudienne comme référence non pas unique, mais principale, pour traiter les questions du sujet, de la conscience et de la connaissance de soi, du désir, du libre-arbitre et de la maîtrise de soi, ainsi que la question éthique de la responsabilité. Dans cet usage, il s’agit souvent d’opposer aux philosophies de la conscience et du libre-arbitre (Descartes et Kant) les « philosophies du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud), et de poser le problème du sujet à partir de la remise en question des « illusions de la conscience » que ces trois auteurs ont effectuée à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle.

Dans ce troisième usage, la psychanalyse fournit aussi, en raison même de l’importance qui lui est donnée dans l’étude des notions regroupées autour de la problématique « la conscience, l’inconscient, le sujet », des outils conceptuels pour aborder d’autres notions comme la religion, l’art, la culture, l’anthropologie (nature et culture).

4) Un quatrième usage consiste à étudier comme « œuvres » (dans le programme, les œuvres que les élèves présentent à l’oral de rattrapage), des textes longs de Freud : les Cinq Leçons sur la psychanalyse, la Métapsychologie (chapitres sur l’inconscient ou sur les pulsions), les Nouvelles Conférences (en particulier la XXXIème : La décomposition de la personnalité psychique), L’avenir d’une illusion ou Malaise dans la civilisation sont les œuvres le plus souvent citées. Dans cette perspective, il apparaît que les textes de Freud sont considérés comme des textes philosophiques à part entière, dans lesquels on peut à la fois suivre et analyser la construction d’un raisonnement et d’une pensée, et mener une réflexion philosophique de plein exercice.

5) Un dernier usage est d’ordre épistémologique : on prend la psychanalyse comme un exemple de science de l’homme, (dans le programme de 73, « constitution d’une science de l’homme, un exemple », dans le programme 2001 « sciences de la nature et sciences de l’homme »), et dans ce cadre on en analyse les présupposés et les méthodes, on mène une réflexion critique sur la prétention à la scientificité que Freud a toujours soutenue, et souvent on fait référence à la critique de Popper.

 

IV. Suivre Freud dans son rapport à la philosophie

 

Il ne saurait bien entendu être question pour moi de trancher entre ces divers usages : je voudrais simplement tenter de proposer l’analyse qui me paraît être à la base de ma propre pratique en classe.

La première chose à faire serait sans doute de réexaminer les rapports de Freud lui-même à la philosophie. Ce rapport est complexe, et il ne saurait être question d’en faire le tour exhaustivement dans le cadre de cet exposé [2], mais tout de même, deux ou trois choses apparaissent assez clairement.

Pour Freud, la psychanalyse n’est pas une weltanschauung, une conception ou vision du monde. Dans la XXXVème des Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), intitulée précisément « Sur une weltanschauung » [3], il définit celle-ci comme « une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée » (p. 211). Dans ce texte, Freud situe la psychanalyse du côté de la weltanschauung scientifique, qui « s’éloigne déjà sensiblement de notre définition. Elle aussi, certes, postule l’homogénéité de l’explication du monde, mais seulement en tant que programme dont l’accomplissement est déplacé dans l’avenir… Elle affirme qu’il n’y a pas d’autre source de connaissance du monde que l’élaboration intellectuelle d’observations soigneusement vérifiées, ce qu’on appelle donc la recherche » (p.212). Elle déroge donc à la définition de la weltanschauung par son refus de la totalisation et de la clôture des problèmes, et parce qu’elle admet le doute et la remise en question comme principes mêmes de cette recherche.

Or il est intéressant, dans ce texte, de voir que Freud situe la philosophie du côté des weltanschauung – en tant que système, chaque philosophie constitue une vision du monde – mais qu’il écrit aussi : « la philosophie n’est pas contraire à la science, elle se comporte elle-même comme une science, travaille avec les mêmes méthodes, mais elle s’en éloigne dans la mesure où elle s’accroche à l’illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant pouvoir s’écrouler à chaque nouveau progrès de notre savoir » (p.214). Cette parenté avec la science n’existe pas dans les religions, et une grande partie de la suite de la conférence est consacrée à la réfutation de la vision religieuse du monde.

Ce que Freud, donc, récuse dans la philosophie, c’est l’illusion de pouvoir constituer des visions du monde totalisantes et closes. Ce qui l’intéresse, en revanche, dans la philosophie, c’est la parenté de la démarche philosophique avec la démarche scientifique, et, pourrait-on dire, la « porosité » de la philosophie aux autres domaines de l’activité intellectuelle humaine : la philosophie, quand elle ne s’enferme pas dans l’illusion dénoncée, se laisse interpeller par les savoirs, elle y puise de nouveaux objets de pensée.

Il affirme ceci, avec l’ironie qui le caractérise souvent, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) : « Je suis hostile à la fabrication de visions du monde. Qu’on les laisse aux philosophes, qui professent ouvertement que le voyage de la vie est impossible sans un tel Baedecker pour leur donner des informations sur toutes choses. Acceptons avec humilité le mépris avec lequel les philosophes nous toisent du haut de leurs exigences sublimes. Mais, faute de pouvoir, nous aussi, abjurer notre orgueil narcissique, nous chercherons notre consolation dans l’idée que tous ces « maîtres de vie » vieillissent rapidement, que c’est justement notre petit travail à courte vue, borné, qui les oblige à faire paraître des éditions revues et corrigées… » [4]. Faire paraître des éditions revues et corrigées : la philosophie, si elle veut rester vivante, ne peut pas ne pas tenir compte des progrès du savoir qui s’élabore en dehors d’elle. Paul-Laurent Assoun [5] cite une lettre de Freud de 1930 en réponse à un professeur de philosophie français qui l’interrogeait sur des questions métaphysiques, dans laquelle il décline l’invitation à s’exprimer sur ce terrain, en ce langage – toujours ce même refus de constituer la psychanalyse en vision du monde - , mais qui se termine par cette phrase : « la découverte de l’inconscient a renversé toutes les positions antérieures des problèmes ». Autrement dit, la philosophie a pour tâche de penser les implications, les conséquences, dans le champ de ses questions, de la découverte de l’inconscient.

Mais la philosophie intéresse Freud d’une seconde manière : malgré ses protestations fréquentes d’humilité (« notre petit travail à courte vue, borné »), il apparaît comme constamment hanté par quelque chose comme un projet philosophique, par la question spéculative elle-même, qu’il revendique contre l’empirisme de la médecine dominante qui résiste à la psychanalyse. Ce qui est en jeu ici, c’est la métapsychologie et ce qu’il appelle les « concepts fondamentaux » (grundbegriffe).

Ces concepts fondamentaux me semblent avoir deux fonctions.

D’un côté, ils jouent un rôle épistémologique dans la constitution même de la théorie psychanalytique, exposé dans le texte inaugural du chapitre « Pulsions et destins des pulsions » de la Métapsychologie [6], ci-dessous en annexe. Freud y explique le rôle que doivent jouer dans toute science et donc aussi dans la psychanalyse, les concepts fondamentaux : d’abord idées encore indéterminées, ils servent à organiser et à interpréter le matériel empirique des observations, qui en retour leur donne un contenu précis et en fait des concepts susceptibles d’être définis, et d’être ensuite constamment remaniés au fur et à mesure des progrès de la connaissance. A la suite de quoi, il entreprend de mettre en œuvre ce « programme épistémologique » sur le « concept fondamental » de pulsion.

D’un autre côté, en tant que concepts métapsychologiques, ils dessinent les contours d’une philosophie du sujet, que certes Freud n’a jamais exposée comme telle, mais qui est néanmoins présente dans tous les textes, et ils sont nombreux, où Freud fait passer au second plan (mais ce second plan est toujours là, bien présent, comme le sol sur lequel le reste s’élabore) la description des cas de ses patients, les exemples d’analyse de rêves et les considérations cliniques, et entre dans un régime de discours d’ordre spéculatif : l’exposé de la théorie des pulsions, des deux topiques, etc.., sans parler des textes où il applique ses concepts à l’art, à la culture, à la religion. Pour autant, on n’a pas là l’exposé d’une weltanschauung, car le caractère hypothétique, problématique, ouvert et susceptible de remaniements de ces analyses est toujours affirmé. D’une certaine façon, avec Freud, le dernier mot n’est jamais dit, comme si les « concepts fondamentaux » gardaient, jusque dans leur usage métapsychologique, les caractéristiques de leur fonction épistémologique : ils satisfont l’exigence spéculative sans s’enfermer dans la clôture des weltanschauung philosophiques. C’est sans doute cela qui donne aux textes de Freud leur caractère toujours extraordinairement critique, et démystificateur ; et c’est aussi par là, au niveau des concepts métapsychologiques, que la psychanalyse peut prétendre remettre en question « les positions antérieures des problèmes », donc entrer en dialogue et en débat avec la philosophie, en réouvrant les questions qui semblaient closes.

 

Il me semble que cela peut nous tenir lieu de ligne de conduite sur la façon d’introduire la psychanalyse dans le cours de philosophie.

La psychanalyse n’est pas une philosophie, au sens d’une weltanschauung, et en l’exposant comme telle on court le risque d’en perdre le caractère de recherche en constant remaniement ; mais elle ouvre des champs d’investigations nouveaux – par exemple, la prise en compte de phénomènes psychiques qui étaient en dehors du champ de la réflexion philosophique -, élabore des concepts qui remettent en cause les conceptions antérieures et donc contraint la philosophie « aux éditions revues et corrigées », c’est-à-dire à revoir ses propres concepts. Donc la psychanalyse dans l’enseignement de la philosophie peut valoir comme instrument critique à l’égard du « conscientialisme » de la tradition philosophique. Elle pose des questions à la philosophie, dont la principale est : qu’en est-il du sujet s’il y a un inconscient ? Qu’en est-il aussi de la question du désir, de la liberté morale, de la responsabilité morale, s’il y a un inconscient ? Je ne vois pas comment on pourrait éviter, dans un cours de philosophie, de poser ces questions, en confrontant les textes de Freud à ceux des philosophes antérieurs.

Par exemple, je fais presque tous les ans en classe un « colloque des philosophes » sur la question du libre-arbitre (sommes-nous maîtres de nous-mêmes ? subissons-nous des déterminismes et si oui, dans quelle mesure cela anéantit-il notre liberté ?, les formulations pouvant changer selon le travail de problématisation fait avec la classe), dans lequel figurent Descartes, Spinoza, Kant, Marx, Nietzsche, Freud, et Sartre. L’expérience que j’en ai est que les textes de Freud, utilisés dans cette perspective, « tiennent » en face des textes philosophiques, et que les élèves les lisent et les utilisent d’emblée dans une perspective philosophique pour réfléchir à la question posée.

La difficulté vient plutôt de la philosophie elle-même : c’est un fait que la philosophie a été au cours du XXème siècle sommée de se pencher sur ce problème, mais a-t-elle été capable de le résoudre ? Par exemple, Sartre « sauve » le sujet en reniant l’inconscient, les structuralistes sauvent l’inconscient en reniant le sujet. Y a-t-il un seul philosophe du XXème siècle qui ait élaboré une philosophie du sujet qui prenne en compte sérieusement le concept d’inconscient ? D’une certaine façon, on pourrait dire de Freud qu’il est un Newton qui attend son Kant… Le seul qui l’ait au moins tenté est sans doute Lacan : « on pourrait (..) faire remarquer que l’idée de découvrir le déterminisme propre au psychisme est le projet même de Freud et qu’ici Lacan n’invente rien. Il n’a d’ailleurs pas cette prétention et attribue toujours cette découverte à son devancier. Ce qui fait l’originalité de son projet, par contre, c’est d’aborder cette question par le biais de l’enjeu philosophique qu’elle représente (…) L’objet de la psychanalyse, c’est le sujet » écrit Bertrand Ogilvie [7]. Le problème est que la plupart des textes de Lacan sont difficiles et qu’il serait sans doute hasardeux d’y lancer nos élèves (quoique certains extraits des Ecrits, comme le stade du miroir, ou des Complexes familiaux, pour la dimension anthropologique, me semblent leur être accessibles). Il n’en reste pas moins que Lacan nous met sur la voie d’une lecture philosophique de Freud, nous en indique la possibilité. Citons, par exemple, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Séminaire XI) : « Il y a un point où se rapprochent, convergent, les deux démarches de Descartes et de Freud. Descartes nous dit –je suis assuré, de ce que je doute, de penser et de penser, je suis (…) D’une façon exactement analogique, Freud, là où il doute – car enfin ce sont ses rêves et c’est lui qui, au départ, doute - est assuré qu’une pensée est là, qui est inconsciente, ce qui veut dire qu’elle se révèle comme absente. C’est à cette place qu’il appelle (..) le je pense par où va se révéler le sujet (…) En somme, cette pensée, il est sûr qu’elle est là toute seule de tout son je suis, si on peut dire, - pour peu que, c’est là le saut, quelqu’un pense à sa place. C’est ici que se révèle la dissymétrie entre Freud et Descartes. Elle n’est point dans la démarche initiale de la certitude fondée sur le sujet. Elle tient à ce que, ce champ de l’inconscient, le sujet y est chez lui. Et c’est parce que Freud en affirme la certitude, que se fait le progrès par où il nous change le monde. (…) nous savons, grâce à Freud, que le sujet de l’inconscient se manifeste, que ça pense avant qu’il entre dans la certitude. Nous avons ça sur les bras. C’est bien notre embarras. Mais en tout cas, c’est désormais un champ auquel nous ne pouvons nous refuser, quant à la question qu’il pose. » [8] Il y a là me semble-t-il l’indication de la possibilité d’une approche directement philosophique de Freud, et d’un dialogue en quelque sorte « à égalité » entre la philosophie et la psychanalyse.

 

Une autre voie pour aller dans le même sens est de lire et d’étudier les textes de Freud comme des parcours de pensée et de questionnement critique, comme des constructions de concepts à partir de problèmes posés dans la psychopathologie. Par exemple, je pratique souvent dans cet esprit la lecture de la XXXIème des Nouvelles Conférences intitulée « La décomposition de la personnalité psychique » pour étudier comment, par quel cheminement, quels raisonnements, Freud construit la deuxième topique. Dans ce texte, il construit d’abord le concept de surmoi à la fois à partir d’un recours à la pathologie comme fournissant les exemples de comportements (le délire d’observation et la mélancolie) dont il faut rendre compte et à partir de l’exigence de rendre compte du concept de conscience morale tel que le conçoivent les philosophes (et en particulier Kant, qu’il cite à cet endroit là « Kant qui met en rapport la conscience en nous avec le ciel étoilé »). De là il déduit le moi, puis le ça, puis les relations des trois instances. A tout moment dans ce texte, Freud pointe comment cette construction laisse subsister la part de doute, d’hypothèses et de difficultés qui caractérise la Weltanschauung scientifique dont il se réclame. Il est intéressant d’étudier avec les élèves à la fois cet aspect hypothétique et le fait que néanmoins Freud revendique pour sa théorie une valeur heuristique dans la compréhension des phénomènes psychiques incompréhensibles sans elle ; une valeur thérapeutique (« fortifier le moi, le rendre plus indépendant du surmoi, élargir son champ de perception et consolider son organisation de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux morceaux du ça. Là où était du ça, doit advenir du moi », cette valeur thérapeutique étant synthétisée dans la métaphore de « l’assèchement du Zuydersee ») ; et enfin une portée éthique, puisque de la « force » du moi dépend la maîtrise éthique de soi, comme l’indique la dernière phrase du texte : « Il s’agit d’un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuydersee ». [9]

 

Il me semble qu’en procédant de cette façon, on est d’emblée dans une approche philosophique de l’œuvre de Freud, et qu’on évite l’écueil évoqué au début, d’avoir à exposer les concepts freudiens d’abord comme savoir positif pour ensuite les soumettre à la réflexion philosophique. En effet en se mettant d’emblée dans la posture de suivre l’auteur dans sa recherche et sa construction des concepts, et d’analyser comment il mène son raisonnement, on est, par rapport à un texte de Freud dans la même position que par rapport à n’importe quel texte philosophique dont on suit pas à pas le parcours pour le comprendre et penser avec et par lui.

 


 

Annexe

« Une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence par de telles définitions. Le véritable commencement de l’activité scientifique consiste plutôt dans la description de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées – qui deviendront les concepts fondamentaux de la science -, sont dans l’élaboration ultérieure des matériaux, encore plus indispensables. Elles comportent d’abord nécessairement un certain degré d’indétermination ; il ne peut être question de cerner clairement leur contenu. Aussi longtemps qu’elles sont dans cet état, on se met d’accord sur leur signification en multipliant les références au matériel de l’expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis. Elles ont donc, en toute rigueur, le caractère de conventions, encore que tout dépende du fait qu’elles ne soient pas choisies arbitrairement, mais déterminées par leurs importantes relations au matériel empirique ; ces relations, on croit les avoir devinées avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine de phénomènes considérés que l’on peut aussi saisir plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert et les modifier progressivement pour les rendre largement utilisables ainsi que libres de toute contradiction. C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer dans des définitions. Mais le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité dans les définitions. Comme l’exemple de la physique l’enseigne de manière éclatante, même les « concepts fondamentaux » qui ont été fixés dans des définitions voient leur contenu constamment modifié ».

 


[1Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1966, p. 33.

[2Voir Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, P.U.F., 1976, qui constitue une excellente synthèse sur ce problème.

[3Je cite ici ce texte dans l’édition Folio-Gallimard des Nouvelles conférences (1984) pp. 211 à 243.

[4P.U.F., 1951, p. 12.

[5op. cit. note 2 pp. 24 à 26.

[6Freud Métapsychologie, 1915, Folio-Gallimard, 1968, p. 11 – 12.

[7Bertrand Ogilvie, Lacan, la formation du concept de sujet, PUF, 1987, p. 27et 37.

[8Jacques Lacan, Séminaire livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Points Seuil, 1973, p. 44-45.

[9Freud, « la décomposition de la personnalité psychique » in Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933, Gallimard, Folio-Essais, 1984, p. 110.