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Nouveauté ou permanence dans les débats à propos de l’enseignement philosophique

Françis Marchal retrace la généalogie du "philosophisme", cette doctrine "officieuse" qui deviendra à partir du Colloque de Sèvres en 1984 la doctrine officielle de l’Inspection de Philosophie relayée par l’APPEP, doctrine au nom de laquelle seront menés, sous couvert de "républicanisme" tous les combats de la vieille garde conservatrice contre les projets de réformes de l’enseignement de philosophie et la répression pédagogique des enseignants dont les pratiques de classes innovantes s’écartent de la traditionnelle "leçon".

vendredi 6 février 2009, par Acireph

Par Francis Marchal

PLAN DE L’ARTICLE

1. « Sur le rôle irremplaçable de la dissertation »

A. 1990 « État des lieux »

B. 1970 : « État des lieux »

C. 1970-1990 : une parfaite identité de vue

2. Sèvres, mars 1984 : naissance d’un philosophisme

A. Six thèses pour un philosophisme

Thèse I : L’École pour la philosophie

Thèse II : L’École comme réalisation de son essence

Thèse III : Responsabilité propre du professeur de philosophie

Thèse IV : Définition de l’essence de l’école

Thèse V : La figure du maître

Thèse VI : Le destin de l’élève

B. Hegel, philosophe, pédagogue ?

3. L’identité du métier de professeur de philosophie

A. Le risque d’achèvement

B. L’occultation du particulier

C. L’identité du métier


Faudrait-il vraiment croire que les débats occasionnés par le rapport Bouveresse Derrida (1) dans la communauté des professeurs de philosophie auraient été inédits et nouveaux ? Si tel était bien le cas, cela pourrait résulter de deux séries de raisons, non exclusives : l’esprit et la tonalité des propositions de ce document et la situation actuelle de cet enseignement, face à l’évolution sur le plan de la sociologie de la population scolaire. Rien ne peut cependant établir que ces évidences immédiates résistent à une analyse généalogique de ce débat et à la recherche des véritables causes de la tonalité et de l’esprit de ces oppositions.

Penser la permanence de certains constats et débats conduira d’abord à mettre face à face quelques aspects de ce rapport et les conclusions d’une réunion qui avait eu lieu vingt ans avant à Sèvres, en mars 1970. Ces journées de Sèvres réunissaient une très large représentation des professeurs de cette discipline et de plus faisaient suite à une véritable consultation institutionnelle, organisée à l’initiative de l’Inspection générale et de son doyen, Robert Tric (2).

Cette lecture comparative permettra de montrer que bon nombre de constatations et de propositions du rapport Bouveresse-Derrida avaient déjà été faites en 1970 par la base des professeurs, plus souvent invoquée que véritablement mesurée. Curieusement, la seule nouveauté ne résiderait que dans la tonalité, dans le « pathos » d’une partie des réactions et dans l’esprit paradoxalement plus mesuré voire prudent des propositions de 1990 par rapport à celles de 1970 ! Comment alors expliquer qu’un constat, en regard d’une pratique d’enseignement, puisse se présenter comme nouveau ? Comment alors décrire la genèse de la position de ceux qui, dans leur appel craignent « la relativisation du rôle irremplaçable de la dissertation ? »(3).

Rendre compte de la genèse de l’émoi d’une partie de la corporation nous conduira à prendre la mesure du déplacement que le rapport opérait, de fait, au regard d’une philosophie de l’enseignement de la philosophie qui s’était affichée et affirmée dans le colloque tenu à Sèvres, en mars 1984(4). Analyser les principes, la cohérence systématique de cette doctrine, montrera que par bien des aspects, il s’agissait de la naissance d’un philosophisme, ne demandant qu’à se muer en orthodoxie, pour des professeurs de philosophie repliés dans la citadelle de l’institution.

Comment alors proposer pour cet enseignement de nouvelles conditions de possibilité qui, sans céder au relativisme paresseux, ne présentent pas les traits d’un esprit d’orthodoxie ? Comment restaurer la possibilité d’un espace public de discussion, de dialogue entre les professeurs qui rende désirable l’écoute des raisons de l’autre ? Comment enfin concilier l’exigence de justice que nous nous devons d’assumer comme membre du service public d’éducation et celle de la justesse dans l’interprétation de notre métier de professeur ? Comment tracer un nouveau chemin donnant sa juste place à chaque élève et à tous les élèves ? Il faudrait, pour cela, tenter de produire « quelque foyer commun où s’entend au fond cette autre question qu’on appelle la question de l’autre, que je préfère appeler ici la demande de l’étrangers(5). »

1. « Sur le rôle irremplaçable de la dissertation »

Comment expliquer tout d’abord que ce rapport n’ait pas été lu par des gens dont la pratique la plus quotidienne les conduit à être des lecteurs avisés ? Quelle peut être la véritable origine de l’émoi, provoqué par certains constats au sujet de la dissertation ? Parmi les critiques d’ordre didactique, le débat s’est notamment focalisé sur le risque, selon eux majeur, que comportait ce document de « relativiser le rôle irremplaçable de la dissertation ». B. Huisman et G. Sfez au nom du collectif, dans l’une des tribunes libres publiées par le SNES présentent cet élément comme l’un « des deux points essentiels de désaccord avec le rapport Bouveresse Derrida » (6). Pour eux, réduire la place de la dissertation philosophique, conduirait à refuser de donner « l’occasion... à chaque élève de produire une pensée originale et libre(7). » Il s’agissait donc bien de refuser avec le collectif « les nouvelles modalités proposées pour l’épreuve de philosophie au baccalauréat qui relativisent le rôle irremplaçable de la dissertation » (8). Cette apologie de la valeur de la dissertation se présentant sur le même plan de dignité, que la défense des grands principes : le caractère national des programmes, la liberté du professeur, et la volonté de démocratiser la société par l’école.


A. 1990 « État des lieux »

Sur ce point précis, le rapport de la commission Bouveresse-Derrida peut se lire sur deux plans. Il s’efforce d’abord de tracer un état des lieux de ce qui se produit à la lumière des pratiques de corrections des épreuves des baccalauréats généraux et de techniciens. Il suggère ensuite des possibilités de réflexions, des « pistes » visant à rendre plus visible, dans un contrat clair, la relation entre la préparation des élèves et la formulation des épreuves d’examen. Il semble aux auteurs de ce rapport, que le souci légitime d’éviter la reproduction de « connaissances » conduit trop souvent :

« — à ce que des questions d’une extrême diversité puissent être posées sans que les élèves aient matériellement la possibilité de s’y préparer efficacement ;

— à ce que le lien de ces questions avec le programme soit suffisamment oblique pour que les élèves soient contraints d’inventer de toutes pièces le cadre même de leur réflexion, ce qu’on ne saurait raisonnablement exiger d’un élève moyen de terminale ;

— à ce que la formulation des questions elles-mêmes soit souvent si énigmatique (lue la plupart des élèves sont hors d’état d’identifier le problème posé » (9).

Les conséquences de cet état des lieux dans la situation actuelle se manifestant pour les candidats par un « découragement et une forte dévalorisation de la philosophie dans les sections scientifiques notamment (pour ne pas parler du technique...) et pour les professeurs par une mise en difficulté des enseignants comme correcteurs, puisque la plupart des copies ne satisfont ni aux exigences minimales (le la dissertation, ni à celles d’un devoir de philosophie » (10).

Un tableau « douteux » écrit alors Henri Pena-Ruiz, exprimant le désaccord des membres du collectif. Il s’agirait, avant tout selon lui, de s’interroger sur la « pertinence d’un constat nourri d’allégations contestables » (11). Pourquoi ne pas éclairer le sens et la mesure de ce désaccord en faisant témoigner cette fameuse « base » des professeurs de philosophie, qui, déjà en 1970, vingt ans avant, dans le cadre d’une consultation institutionnelle, avait formulé diagnostics et propositions dans ce domaine ?


B. 1970 : « État des lieux »

Au terme des travaux de la commission réunie en 1970, le rapport de M. Girer constatait : « En ce qui concerne les épreuves du baccalauréat, et en dehors même du problème posé par la nécessité ou l’opportunité de l’étude des textes, la commission reprend à son compte la remarque faite par un très grand nombre de professeurs, à savoir que les élèves des classes scientifiques et techniques sont souvent hors d’état de rédiger ce qu’on appelle une dissertation qui leur demande un triple effort de problématisation, de construction et de formulation, dont ils n’ont généralement pas eu le temps de faire l’apprentissage. Bien que plusieurs membres de la commission estiment ce diagnostic inexact ou excessif, et s’opposent à l’abandon de la dissertation dans ces classes, tous conviennent néanmoins qu’il faut trouver un nouveau type, ou de nouvelles formules de contrôle des connaissances et du travail » (12).

En ce qui regarde l’autre aspect, la situation du professeur examinateur, le rapport d’une autre commission, rédigé par Mme Haudiquet affirmait que : « la dissertation soit souvent l’occasion, pour l’élève de perdre tout bon sens, voire tout sens du ridicule ? Or, au-dessous d’un certain seuil d’absurdité facilement atteint, nous nous trouvons complètement démunis de tout critère d’appréciation. La dissertation doit-elle apprendre à surmonter des difficultés réelles, ou à déjouer des pièges — dans lequel cas l’apprentissage serait d’un médiocre profit et pourrait mal être transféré à des domaines extra-scolaires ? Un accord s’est dessiné sur les points suivants : de nombreux élèves ne tireront jamais aucun profit de l’exercice de dissertation, lequel suppose acquis par ailleurs : 1) une maîtrise de l’expression ; 2) la capacité de « commencer » de « problématiser » par soi-même (de voir ce que cache un sujet). Deux aptitudes inégalement partagées, cette inégalité « culturelle » dépendant étroitement d’une inégalité sociale... En tout état de cause, il nous est apparu que la dissertation, dans l’immédiat, ne devait plus être qu’un exercice parmi d’autres, qu’il s’agisse des travaux sur les textes, de la constitution de dossiers, etc., et qu’il était de toute façon bénéfique de faire varier k plus possible les types de travaux, afin de ne pas privilégier une forme de pensée par rapport a une autre, une catégorie d’élèves par rapport à une autre » (13).

Pour tenter de dissiper d’éventuelles équivoques de lecture, il faut souligner que ces analyses, constats et propositions ne résulteraient pas de quelque libelle d’un gauchisme pédagogique « post-soixante-huitard ». Ces jugements avaient été publiés dans le cadre de l’Institut national de la recherche et de la documentation pédagogique et préfacés par Robert Tric, doyen de l’Inspection générale de philosophie ! Les propos de M. Girer et de Mme Haudiquet présentaient une double garantie de représentativité : chaque commission ayant eu pour première tâche de dépouiller les réponses auxquelles cinq cents professeurs de philosophie environ avait participé. De plus, M. Girer était le rapporteur de la commission II « Le programme des œuvres et textes » présidée par Mme Khodos, Mme Haudiquet, étant elle rapporteur de la commission III « travaux d’élèves » présidée par Mlle Sauvage. La seconde garantie de représentativité de ces conclusions se manifestant dans l’articulation des résultats de l’enquête et du travail des commissions de ces professeurs de philosophie, plus d’une centaine représentant toutes les académies et tous les niveaux d’enseignement (travaux des journées de Sèvres du 19, 20 et 21 mars 1970).


C. 1970-1990 : une parfaite identité de vue

Un constat s’impose, celui d’une parfaite identité de vue entre les jugements de ces professeurs en mars 1970 et le diagnostic du rapport Bouveresse-Derrida, en ce qui regarde les difficultés préalables rencontrées par les élèves au seuil de la dissertation et aussi l’embarras du professeur de philosophie, comme correcteur, le jour de l’examen ! Le seul élément de nouveauté qui puisse être relevé, réside dans le parti pris de modération, de prudence, dans la forme, par opposition, avec la tonalité définitive et sans appel des jugements de 1970. En effet, les deux commissions « tranchaient » déjà sur la nécessité immédiate de relativiser le rôle de la dissertation philosophique, comme un exercice parmi d’autres et proposaient déjà d’autres types d’épreuves d’examen, ce que reprend aussi le rapport de 1990 (épreuves orales, constitution de dossiers et épreuves de vérification des connaissances). L’autre différence, qui n’est pas la moindre, se manifeste aussi dans l’exposition des implicites culturels de la dissertation philosophique et du risque de la voir jouer un seul rôle de « piège » idéologique. Cela conduisait ces professeurs à une mise en cause de la dissertation dans son principe et même, à parler d’abandon, ce que n’a jamais envisagé, ni proposé le rapport Bouveresse-Derrida. Cela tend à justifier la pertinence de l’analyse de Jacques Derrida comme simple « observateur » des travaux et des propositions de cette commission qu’il co-présidait : « J’ai trouvé ce rapport si respectueux de l’héritage, si protecteur de la tradition, au point de ne proposer aucune remise en question [...] des types d’exercice (comme par exemple la dissertation [...] que personne dans la commission et dans son rapport n’a proposé de supprimer nulle part) l...1 que je m’attendais, en tant qu’observateur, à le voir accusé de conservatisme, soupçonné de rester trop timide et modéré dans ses propositions réformatrices » (14).

Indice du questionnement philosophique par cette « mise en arrêt devant la chose » qu’il provoque, l’étonnement apparaît inévitable face à des phénomènes de sacralisation du rôle de la dissertation, dans la période historique de croissance très sensible du nombre des candidats bacheliers des séries technologiques F et G. Comment ce qui était évident en 1970 a-t-il pu devenir en 1990, quasiment impensable et « tabou », pour une partie d’entre nous ?

2. Sèvres, mars 1984 : naissance d’un philosophisme

D’où pouvaient résulter de telles « torsions » de lectures accompagnées de si manifestes dénégations du principe de réalité en regard des obstacles pédagogiques que rencontre tout professeur dans l’exercice de son métier ? Comment les discours de légitimation de notre fonction de professeur ont-ils pu subir en vingt ans de tels déplacements pour une partie de la corporation ?

La généalogie interprétatrice de cet avènement conduira à décrire la naissance d’une nouvelle philosophie de l’enseignement de la philosophie en mars 1984 dans le colloque philosophique de Sèvres. Depuis lors, cette doctrine n’a cessé de tenter de s’imposer à l’extérieur et surtout au cœur de l’institution, comme étant la philosophie « naturelle » régissant en droit notre enseignement et le devenir de l’école dans sa totalité. Cette doctrine systématique et normative ne se limitait pas au seul projet de dire ce que doit être l’enseignement philosophique, elle ne cessait de dénoncer « par provision » d’éventuels tentations et risques de « déviations ». Les principales caractéristiques de cette entreprise furent immédiatement signalées par quelques participants, minoritaires, il est vrai, dans le débat qui suivit ce colloque(15).

André Comte-Sponville faisant ainsi remarquer que ce système de pensée s’apparentait à un philosophisme et que « ce philosophisme, on peut le caractériser par la conviction fausse [...] que la philosophie aurait en elle-même et son objet et sa fin [...] il faut défendre la philosophie contre le philosophisme » (PEMC, 122- 123). Les thèses de ce philosophisme apparaissent de la manière la plus visible, dans les communications des deux principaux organisateurs du colloque : Jacques Muglioni et surtout Bernard Bourgeois. Ce dernier, dans un célèbre article de 1982 republié en annexe « L’école, sans sa République ? » (PEMC, p. 181-186) fondait les principes directeurs de cette nouvelle orthodoxie, qui visait à régir le devenir de l’école toute entière, sur la base de sa seule essence. Nous énoncerons d’abord, les principes exprimant comme il se doit le « système de la vérité », sous la forme de six thèses. Ces dernières définissaient ce qui se devait d’être pensé, en matière d’enseignement de la philosophie et d’instruction publique(16).


A. Six thèses pour un philosophisme

Thèse I : L’École pour la philosophie

L’école toute entière se doit d’obéir à une idée philosophique, ce qui rend légitime et urgent la réponse à la question : « quelle école pour la philosophie ? »

Éléments de justification :

I.a) Selon J. Muglioni « Depuis les temps fondateurs de la Grèce, l’école doit son plein sens à une idée philosophique. 11 est même vrai de dire qu’il n’y a d’école digne de ce nom que pour la philosophie » (17).

I.b) Et pour B. Bourgeois aussi : « quand des professeurs de philosophie soulèvent la question : « quelle école pour l’enseignement philosophique ? », ils s’interrogent tout simplement sur l’essence de l’école, ou tout simplement sur l’essence de l’enseignement philosophique car ces deux questions n’en font, en vérité, qu’une » (18).


Thèse II : L’École comme réalisation de son essence

La vérité de l’école toute entière solidaire et subordonnée à un principe philosophique (cf. thèse I) se réalise dans la justesse de sa seule essence. Tout débat sur l’enseignement se doit d’être limité à la seule question des principes et non aux indécidables perplexités sur les finalités. En conséquence, la vraie nature de l’école ne peut résider dans une fin qui soit extérieure, étrangère, à son essence.

Éléments de justification :

II.a) Selon B. Bourgeois : « La possibilité réelle de l’école est commandée par une certaine définition d’elle-même [...] Rappeler l’école à elle-même, à ce qui l’a rendue possible, c’est la délivrer de l’interrogation incertaine et indéfinie — en cela paralysante — sur ses fins. Il faut cesser de vouloir déterminer le fonctionnement de l’école par des fins autres que celle qui consiste pour elle-même à réaliser son essence vraie (19) ».


Thèse III : Responsabilité propre du professeur de philosophie

Les professeurs de philosophie, comme philosophes, possèdent alors non seulement la capacité propre mais aussi la vocation singulière, de dire à cette école et aux maîtres des autres disciplines ce qu’ils doivent penser (cf. thèses I et II). Ce « privilège » ne saurait traduire le moindre souci corporatif, car il ne veut, en droit et en fait, que fortifier toutes les autres disciplines dans l’affirmation de leur identité bien comprise.

Éléments de justification :

III.a) Selon B. Bourgeois : « A cette situation de plus grand péril s’ajoute aussi la responsabilité propre du professeur de philosophie, qui en pensant la pensée, se libérant du poids de la nécessité, pense par là-même le contexte privilégié de son advenir, ce loisir qu’est l’école » (PEMC, p. 14) ; et aussi du même auteur :

III.b) « voilà pourquoi les professeurs de philosophie [...] n’ont aucunement le désir d’imposer une quelconque hégémonie corporatiste à leurs collègues des autres disciplines ! Une telle école, en effet, est bien celle en laquelle on peut et doit y instruire de toutes les disciplines et du tout des disciplines, chacune d’elles s’ouvrant principiellement aux autres en assumant pleinement sa nature singulière » (PEMC, p. 13-14).


Thèse IV : Définition de l’essence de l’école

Les professeurs de philosophie, comme philosophes, se doivent donc d’énoncer et au besoin de rappeler le contenu véritable de l’essence de l’école (cf. thèses I, II, III). Sa nature première se réalise dans l’exercice de l’instruction libératrice, du « loisir de la vie se libérant d’elle-même », du seul souci de la « chose même », le savoir. La première modalité de l’instruction, dans l’acte scolaire, exigeant le passage à l’universel.

Éléments de justification :

IV.a) Selon B. Bourgeois : « Saisir l’école comme lieu de l’instruction libéra­trice du jugement, et par là de l’esprit, c’est bien la saisir comme ce dont l’essence pratiquée dans l’enseignement de toutes les disciplines est thématisée pour elle-même dans la définition de l’acte philosophique » (PEMC, p. 13).

L’école comme lieu de l’acte scolaire propre :

IV.b) « ne peut universaliser l’existence qu’en universalisant l’esprit ; elle n’éduque à l’universel qu’en instruisant de l’universel [...1 mais instruire de l’universel, c’est tout simplement instruire » (PEMC, p. 183).


Thèse V : La figure du maître

« Oser être un maître » traduit la nécessité de la seule prise en considération de la véritable essence de l’école (cf. thèses II et IV). Le maître ne peut se définir que par rapport au service du savoir, comme agent de l’universel. L’autorité pédagogique se réduit au seul souci du savoir, dans l’acte magistral au service exclusif du contenu.

Éléments de justification :

V.a) Selon B. Bourgeois : « L’élève ne peut se réaliser dans cette affirmation de lui-même qui est en même temps sa négation de lui-même que sur l’incitation exemplaire d’un agent singulier de l’universel. Ce médiateur [...] c’est le maître. Son autorité vigoureuse et rigoureuse aide l’élève, contre lui-même, à s’universaliser [...] Une autorité d’ailleurs d’autant plus présente et agissante que, entièrement au service de la chose à enseigner » (PEMC, p. 184).

D’où la conséquence inévitable :

V.b) « La solution du problème pédagogique n’est pas proprement pédagogique. C’est bien le contenu enseigné qui est le pédagogue primordial. Aussi, former le futur maître, c’est instruire l’élève qu’il est d’abord » (PEMC, p. 184).


Thèse VI : Le destin de l’élève

Le devenir nécessaire de l’élève ne peut se réaliser qu’en parfaite symbiose avec la figure du maître (cf. thèse V), elle-même au seul service du savoir et de l’universalisation de l’existence. L’élève aspire à devenir autre que lui-même, en se libérant, contre lui-même, de son milieu particulier (la famille, le monde socio-économique et l’univers politique) dans une salutaire coupure. Cela le conduit nécessairement, à rechercher l’abstraction libératrice et l’appropriation du savoir encyclopédique dans la négation-appropriation de sa propre subjectivité contingente.

Éléments de justification :

VI.a) Selon B. Bourgeois : « Si l’éducation a pour but non d’imposer des buts à l’éduqué, mais de lui permettre de se donner enfin librement ses propres buts, et si l’instruction lui en fournit les moyens essentiels, pour autant qu’en formant son jugement selon les normes du contenu universel du savoir, elle le libère intimement de lui-même en tant qu’il n’est pas lui-même » (PEMC, p. 12).

De plus, sur le plan de la méthode, il faut alors savoir se risquer :

VI.b) « Folle audace que de considérer que tout enseignement est élémentaire ? Absolument pas, puisque l’abstrait est le sol natal de l’intelligence, ce qu’elle saisit le mieux ! L’école doit bien plonger immédiatement les esprits dans le milieu nourricier de l’abstraction » (PEMC, p. 183).

Et enfin, en matière d’enseignement philosophique cela exige toujours selon B. Bourgeois :

VI.c) « la massivité de la rupture ou, comme aime à le dire F. Dagognet, de l’effraction qu’opère dans l’esprit, l’intervention de la philosophie » (GDP, p. 65).


B. Hegel, philosophe, pédagogue ?

Si séduisante que pourrait être une tentative d’évaluation critique des présuppositions et des prétentions philosophiques d’une telle doctrine, il ne s’agira que d’établir les conditions de possibilités philosophiques d’un tel discours.

Pour l’essentiel — mais tout ne se limite t-il pas à cet enjeu ? (cf. thèses II et IV) — ce « système de la science » résulte d’une transposition d’une lecture particulière, d’une philosophie particulière, celle de Hegel, et même dans une moindre mesure de l’expérience contingente de Hegel pédagogue entre le gymnase et l’université... ?

L’identité des principes de la pédagogie de Hegel et de ceux qui doivent régir notre système d’enseignement avait été publiquement affirmée par B. Bourgeois, à l’occasion d’une conférence sur la pédagogie de Hegel en mai 1977, toujours à Sèvres et reprise dans la présentation de la première édition des textes pédagogiques de Hegel(20). Dans la conclusion de cette conférence prononcée à l’occasion d’un stage national de professeurs de philosophie, B. Bourgeois, tout en reconnaissant que la philosophie spéculative de Hegel, s’enracinait dans un moment particulier, lié à son temps, affirmait aussi et surtout la pertinence architectonique de cette pédagogie pour notre époque :

« Dans le domaine de la pédagogie aussi, nous pouvons prendre en considération l’orientation principielle, l’esprit des solutions, qu’il [Hegel] propose, et cela d’autant plus que la signification générale des problèmes qu’il a rencontrés, n’est pas [...] sans analogie avec celle de problèmes qui se posent à nous. Or l’esprit de la pédagogie hégélienne nous semble être ce qui fait d’elle-même une pédagogie de la rupture [...1. Il faut assurément aller chercher ceux qui sont à éduquer, là où ils sont, mais pour les arracher à ce qu’ils sont (dans le phénomène) (21). »

Il y a donc bien similitude de principes et analogie entre Hegel et nous, ce qui explique l’origine du « destin de l’élève » (thèse VI) à la recherche de sa propre aliénation dans la massivité de la rupture avec l’esprit immédiat.

Que l’école, toute entière dans son principe obéisse à une idée philosophique (cf. thèse I) se fonde par la certitude hégélienne que l’école ne doit trouver son plein sens que dans la formation théorique et pratique. La philosophie « reine des sciences » est « le véritable fondement de toute formation théorique et pratique ». (Lettre à Sinclair 1813). Cette souveraineté résultant sur le plan du contenu de la proposition qu’exprime la préface de la Phénoménologie de l’esprit selon laquelle « ce qui est vérité selon le contenu, dans quelque connaissance ou science que ce soit, peut seulement mériter le nom de vérité, si la philosophie l’a engendrée(22). »

Si de plus, l’école ne doit être évaluée que comme réalisation de son essence véritable (cf. thèse II), cela se fonde aussi sur la proposition selon laquelle l’essence exprime un rapport vivant entre ce qu’est une chose et ce qu’elle doit être. Dans son autoréalisation dialectique, ce mécanisme fondateur, n’exprime rien qui puisse lui être étranger : « Le fondement contient ce qu’il fonde, selon ses déterminations essentielles(23). »

La responsabilité spécifique du professeur de philosophie, comme philosophe, de dire ce que doit être l’école et ce en quoi consiste le tout de chaque discipline (cf. thèse III), fait signe vers la définition hégélienne du philosophe « comme secrétaire de l’esprit du monde », par son accès au savoir absolu. Cette souveraineté d’autre part, fonde la pleine autonomie des autres sciences car : « une philosophie scientifiquement développée fait droit, déjà à l’intérieur d’elle-même, à la pensée déterminée et à la connaissance approfondie et son contenu [...] conduit pour lui-même immédiatement aux sciences positives » (Lettre-Rapport à von Raumer, TPH, p. 152).

Le philosophe aura donc pour mission d’énoncer la véritable définition de l’essence de l’école (cf. thèse IV) et de rappeler cette institution à elle-même dans le cas où elle trahirait sa vocation. Si l’essence de l’école, comme « loisir de la vie se libérant d’elle-même », paraît d’abord se référer à Aristote, Hegel dans la préface de la seconde édition de la Grande logique, affirme sur ce point sa totale identité de vue avec Aristote : « Le besoin de s’occuper de la pensée pure suppose une longue évolution que l’esprit humain doit avoir franchie. Il lui a fallu d’abord satisfaire ses besoins [vitaux] nécessaires pour que s’éveille en lui ce qu’on peut appeler le besoin de désintéressement ». Il va donc de soi que l’école, lieu du seul service du savoir, de la « chose-même » se doit d’être radicalement séparée de la vie. « A l’école, les intérêts privés et les passions égoïstes se taisent ; elle est une sphère où l’on s’occupe principalement de représentations et de pensées. » (Discours du 2 septembre 1811, TPH, p. 111).

La « figure du maître » au service du seul savoir (cf. thèse V) se fonde tout d’abord sur le sens que Hegel proposait de sa propre pratique pédagogique : « son activité de professeur et tout particulièrement de professeur de gymnase, ainsi que sur la fonction enseignante en général, manifestent clairement que pour lui, l’intérêt de l’enseignement se rapporte moins à ceux qui sont à enseigner, qu’à ce qui est à enseigner » (TPH, p. 19). Le savoir selon Hegel comme « science est un trésor renfermant un contenu acquis, tout élaboré, façonné... Le maître le possède, il le pense d’abord, les élèves le pensent ensuite » (Rapport à Niethammer, TPH, p. 142).

Le souci pédagogique ne peut plus alors qu’être dénoncé comme la « maladie moderne » (ibid., p. 141) qui refuse cette primauté du contenu et qui produit « le malheureux prurit qui incite à éduquer en vue de l’acte de penser par soi-même » (ibid., 142).

Pour tenter d’en finir avec « le destin de l’élève » (cf. thèse VI), il faut tout d’abord rappeler l’orientation générale des principes de la pédagogie de Hegel : « pédagogie de la rupture » qui se propose « d’arracher les élèves à ce qu’ils sont dans le phénomène ». L’élève, selon Hegel, aspire naturellement à une « aliénation qui conditionne la culture théorétique [...] Cette exigence de la séparation est si nécessaire qu’elle s’extériorise en nous, comme une tendance universelle et bien connue [...] C’est bien sur cette tendance centrifuge de l’âme, que se fonde, en somme, la nécessité d’offrir à celle-ci même la scission qu’elle recherche avec son essence [...] et d’introduire dans le jeune esprit, un monde éloigné, étranger. » (Discours du 29 septembre 1809, TPH, p. 84-85).

Il ne reste plus dans ce « roman de formation », qu’à apprendre à séjourner dans l’abstraction. L’élève se détournant du phénomène, du sensible immédiat retourne dans « la nuit intérieure » de l’âme. Pour Hegel, « on apprend à penser abstraitement en pensant abstraitement [...] parce que l’abstrait est ce qui est le plus simple, il est plus facile à appréhender. L’accessoire sensible concret doit, d’ailleurs, être ôté » (Rapport à Niethammer, TPH, 144).

Face à une pareille axiomatique de la vérité, ne faut-il pas alors tenter de prendre la mesure de la spécificité de cette approche et des risques dont elle est porteuse ? L’urgence éthique et politique ne nous demande-t-elle pas de penser et d’évaluer la justice et la justesse de cette pratique spécifique du métier de professeur de philosophie ?

3. L’identité du métier de professeur de philosophie

Les affinités fondamentales entre un certain discours de légitimation de notre enseignement et d’une lecture philosophique d’une « pédagogie » particulière, celle de Hegel(24), ne peuvent alors qu’engendrer les mêmes caractéristiques, les mêmes risques, les mêmes impasses, lorsqu’il s’agit d’évaluer de manière théorique et pratique, les conditions de possibilité et les exigences que nous nous devons de respecter et de réaliser dans l’exercice quotidien de notre métier de professeur de philosophie de lycée. Ces démarches, dont on veut qu’elles relèvent de la « philosophie naturelle » de notre enseignement, se caractérisent comme des procédures d’achèvement : leurs risques spécifiques ne peuvent se manifester que dans le registre de la clôture et de son corollaire militant, l’esprit d’orthodoxie ; leur principale limite se révèle dans l’occultation systématique du particulier dans l’exercice de notre enseignement.


A. Le risque d’achèvement

Si en dernière analyse, l’enseignement philosophique, contrairement à la déontologie de son esprit, s’efforce depuis 1984, de fonder sa nécessité et sa légitimité sur une seule philosophie particulière, il ne peut alors que s’exposer aux mêmes risques que celui que recelait la démarche du système hégélien et de sa « pédagogie ». A la lumière des analyses de Heidegger — une autre philosophie particulière —, s’ouvre en effet la possibilité de comprendre ces discours et d’en repérer les risques comme des procédures(25)’ d’achèvement. Ces procédures d’achèvement ne signifient pas dans un sens purement négatif, la cessation, l’ arrêt définitif d’un processus, ni même que nous aurions atteint le parachèvement, la perfection du dernier mot de ce qui se doit d’être formulé dans le domaine considéré. Positivement, selon Heidegger, l’achèvement traduit, avant tout, l’accomplissement d’un processus dans un lieu unique : « celui auquel le tout de son histoire se rassemble dans sa possibilité la plus extrême » (26). Que cet achèvement-accomplissement caractérise bien la démarche de Hegel, Heidegger le souligne dans « Hegel et les Grecs », en affirmant que, « en disant « les Grecs », nous pensons au commencement de la philosophie, en disant « Hegel » à son accomplissement... Dans le système de l’idéalisme spéculatif, la philosophie est accomplie, ce qui veut dire qu’elle atteint son comble et à partir de là, sa conclusion » (27).

Choisir de caractériser et de déterminer l’enseignement philosophique en référence au seul point de vue de l’essence, et, de plus, réduire l’essence de l’école à celle de l’enseignement philosophique, manifeste bien que ce discours de légitimation rassemble dans un chemin unique le tout de ces activités et projets multiformes et historiquement variables. Rien d’extérieur, d’étranger ne devant plus être pris en considération, ce philosophisme opère bien le rassemblement sur sa « possibilité la plus extrême » (cf. thèses I et II) depuis le moment « fondateur » (cf. thèse Ia). Cette essence unique se devant aussi de réaliser le passage à l’universel, « universaliser l’existence » (cf. thèse IVb) le « comble » de la finalité possible de tout enseignement se trouve énoncé par l’assimilation non critique de l’Être, de la substance et du sujet ; la question du statut de cet universel, de la tentation de trop vite le substantialiser ne pouvant même pas se poser. Ce discours réalise donc la clôture de tout ce qui pouvait s’énoncer ; de fait tous les discours postérieurs sur l’enseignement philosophique apparaissent voués soit au « jeu varié de la renaissance épigonale » soit à la tentative de « retournement » (28) immédiatement dénoncée comme transgression contre nature.

L’esprit d’achèvement conduit enfin les zélateurs de cette démarche à revendiquer le monopole orthodoxe de la défense de la discipline et à s’autoriser des déclarations dont le volontarisme militant affiché peut laisser rêveur... Présentant six mois plus tard, dans le cadre des rencontres « École et philosophie » à Nanterre, le devenir du colloque de Sèvres et de son appel, Bernard Bourgeois déclarait publiquement « Le temps n’est plus d’abord aux précautions et aux détours académiques, mais à l’appel brutal — volontairement simpliste — à l’exercice d’une responsabilité elle-même fort simple en sa gravité(29). »


B. L’occultation du particulier

Se fondant sur une lecture de Hegel, le philosophisme va rencontrer les mêmes difficultés que celles de la Science de la logique, lorsqu’à propos de la science universelle, elle s’efforce de fixer le statut du particulier dans sa relation à l’universel et au singulier. Il en résulte une occultation délibérée de tout ce qui est de l’ordre de la particularité. A toute mise en question portant sur la nature de ce que peut penser l’universel, E. Fleischmann affirme que selon Hegel « le penser, pour qu’il puisse être vraiment universel, ne peut penser rien d’autre que lui-même. Car s’il pensait autre chose que lui-même, il ne serait plus universel [.. L’universel est donc un penser qui se pense soi-même. Autrement dit, le penser est la seule entité au monde qui se particularise d’une manière telle qu’il est aussi bien le sujet et son propre objet [...] Ainsi, le concept n’est pas seulement universel et particulier, mais il est aussi singulier, c’est une existence déterminée et fermée sur elle-même jouissant de sa propre perfection(30). » Cette manière de caractériser le particulier dans l’universel comme simple détermination conduit à proposer avec Hannah Arendt que dans l’histoire de la philosophie « Personne (comme Hegel) n’a jamais combattu avec autant d’énergie ce particulier, éternelle pierre d’achoppement de la pensée, irréfutable, être-là des objets qu’aucune pensée ne saurait atteindre ou expliquer. La philosophie, à ses yeux (Hegel), a pour première fonction d’éliminer le contingent, et tout ce qui particularise, tout ce qui existe, est contingent par définition(31). »

Risquer de devoir occulter nécessairement toute prise en considération de la particularité apparaît tout d’abord dans le discours de Sèvres de 1984, comme une conséquence inévitable de la volonté de rassembler dans un unique lieu de pensée, l’essence de toute forme d’enseignement. Par définition, le point de vue essentialiste ne peut qu’éliminer le particulier réduit aux domaines de l’accidentel, du contingent et donc des « ténèbres » de l’empirie...

L’essence de toute forme d’enseignement se devant d’universaliser l’existence (cf. thèse IV et IVb) prolonge donc ce risque hégélien d’un enseignement philosophique qui se pense lui-même dans la jouissance de sa propre perfection sans pouvoir accorder de droit la moindre place à l’élève comme existant particulier et même à la pratique professorale qui ne s’exerce jamais que dans la compréhension des situations particulières(32).

L’élève n’existe plus que comme volonté d’aspirer à sa propre aliénation en se délivrant ainsi de tout ce qui en lui exprimait la particularité contingente. Le contenu universel du savoir se devant de libérer l’élève « intimement de lui-même en tant qu’il n’est pas lui-même » (cf. thèse VI et VIa). De quoi chaque élève doit-il faire son deuil intime, sinon d’une particularité d’existant en relation avec son enfance, sa famille, son milieu socio-culturel et l’esprit de son époque ? Vouloir universaliser son existence par l’assimilation d’un savoir encyclopédique, c’est donc pouvoir nier sa particularité, sa subjectivité contingente dans une négation-appropriation qui passe par le rapport que le savoir-universel seul véritablement réel entretient avec lui-même. Le maître lui aussi disparaît devant le savoir — réalisation de l’universel —, le professeur n’a de légitimité que comme « agent singulier de l’universel » (cf. thèse V, Va) ; la question de sa formation dans son principe ne peut plus se dissocier de celle touchant l’instruction de l’élève. Le bon maître accomplit le devenir « naturel » de l’ancien bon élève : « L’impérieux devoir de former et choisir les meilleurs maîtres pour tous les élèves est ainsi l’impérieux devoir général d’instruire le mieux tous les élèves » (B. Bourgeois, PEMC, p. 185). Tout souci didactique et pédagogique s’efforçant de penser de manière problématique la pratique particulière de professeur de philosophie dans des situations particulières, ne peut plus alors relever que de la « présupposition pédagogique ». S’ouvre alors l’alternative crépusculaire dans son dogmatisme figé : ou bien « sombrer » dans la présupposition pédagogique et donc dans le pédagogisme négateur du savoir, ou bien assumer en résistant [!] la « présupposition philosophique » qui par son souci du seul savoir permet aux maîtres de pouvoir continuer à enseigner... « car livrés à leur seul instinct, sans théorie pédagogique, les maîtres ne pourraient pas commettre autant d’erreurs et surtout de fautes contre l’enfant qu’il s’en commet dans l’école rénovée » (J. Muglioni, PEMC, p. 28).


C. L’identité du métier

Affirmer l’identité du métier de professeur de philosophie, par delà et donc en deçà d’une procédure d’achèvement et d’occultation du particulier, est une tâche collective et urgente. Elle relève de la responsabilité propre d’une corporation qui, dans sa tradition et son histoire, se trouve de manière permanente confrontée à l’exigence de refonder sa nécessité aussi bien que la justesse de sa place dans le système d’enseignement. Que cette identité doive être pluraliste, plurielle, toujours inquiète d’elle-même et capable d’alimenter en elle-même la permanence du débat, cela ne résulte que de la nature de la philosophie et donc de la volonté d’éviter toute forme d’orthodoxie. Cela revient enfin à affirmer que cet accord sur le sens de notre pratique, ne peut en aucun cas résulter seulement d’un mode de formation, ni même d’une codification administrative et juridique de notre profession. L’horizon de cette identité s’exprimerait dans une exigence de l’ordre d’une « éthique communicationnelle » qui selon Habermas, « garantit l’universalité des normes admissibles et l’autonomie des sujets agissants uniquement par l’acceptation discursive des prétentions à la validité que présentent les normes » (33).

Cette recherche d’une communauté de normes, sur le sens même de notre métier porterait d’abord sur la détermination du domaine de référence dans lequel doit s’exercer notre action, son lieu spécifique. Ce dernier pourrait être situé autour de trois jugements où jamais il ne serait possible d’établir une hiérarchie entre les trois pôles pas plus qu’il ne serait juste de les séparer dans l’analyse de leurs interactions réciproques. Notre pratique spécifique circulerait toujours entre une certaine compréhension de la philosophie et de son histoire, une évaluation de l’institution scolaire et de l’écart entre son projet déclaré et ses effets réellement produits et enfin une présence de l’élève et de notre responsabilité propre par rapport à lui. Que cette identité ne puisse pas trouver sa substance propre en dehors d’un « engagement » philosophique dans le souci savant et permanent « d’apprendre à philosopher », est-il même nécessaire de répéter ce qui est d’une évidence absolue ? Cependant, affirmer trop vite qu’il suffirait que le professeur de philosophie soit « philosophe » pour épuiser son identité, peut paraître bien léger puisque si l’on est fidèle à Kant, la « philosophie n’est que la simple idée d’une science possible, qui n’est jamais donnée nulle part in concreto mais dont on cherche à s’approcher par différentes voies » (34). Ce n’est pas seulement notre professeur de philosophie, mais tout homme qui devrait se souvenir « que c’est trop orgueilleux que de s’appeler soi-même un philosophe et de prétendre être arrivé à égaler le type qui n’existe qu’en idée » (35). Que cette recherche d’identité commune ne doive pas non plus jamais renoncer à se situer en relation avec une évaluation critique du sens du fonctionnement réel de l’institution dans l’époque particulière où nous intervenons, cela revient à nous prémunir contre toutes les insidieuses tentations de l’illusion de l’extraterritorialité. L’enseignement philosophique en lycée, n’a pas plus la possibilité que les autres formes d’enseignements d’échapper aux situations particulières contraignantes dans lesquelles agissent et réagissent des facteurs et des enjeux politiques, économiques et sociaux. Par contre, de manière théorique et pratique, évaluer la nature de ces déterminismes dans leurs modalités historiques particulières, permet alors de donner pleinement sens à l’exercice de la liberté du professeur de philosophie en relation avec son projet : la réalisation effective du droit à la philosophie pour chaque élève.

Constater que l’usage actuel du système scolaire et des stratégies parentales conduisent à produire une orientation structurée par l’échec, ceci par une évidente hiérarchisation des filières, ne nous laisse pas sans responsabilité propre même et surtout, si nous n’intervenons qu’en fin de cursus. Mesurer que pour le moment, la « fonction » principale de l’instruction ne paraît plus résider pour une majorité d’élèves, que dans une participation quasi automatique, à une gigantesque entreprise d’autoclassement social, celle-ci continuant à favoriser la tendance à la reproduction des inégalités culturelles et sociales de départ. Réinventer, redonner avec d’autres le sens nouveau de la mission de l’école républicaine, demande aussi pour un enseignement comme le nôtre, de réintroduire la valeur et la part de nécessité autotélique de la culture scolaire. Que ce soit dans la détermination de nos finalités, de nos programmes et de nos épreuves d’examen, ce serait faire preuve d’une courte vue que de décréter au nom de l’unité de la philosophie et de l’universalité de la raison humaine, que toute forme de différenciation de notre intervention représente une atteinte à la norme présupposée universelle et anhistorique ! Notre identité ne peut se constituer au service d’une « école conservatrice » : comme le rappelle P. Bourdieu, « pour que soient favorisés les plus favorisés et défavorisés les plus défavorisés, il faut et il suffit que l’école ignore dans le contenu de l’enseignement transmis, les inégalités culturelles entre les enfants des différentes classes sociales : autrement dit, en traitant tous les enseignés, aussi inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits et en devoirs, ce système scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture(36). » Le troisième et dernier pôle de ce lieu se situerait dans la présence de l’élève et de notre responsabilité particulière vis-à-vis de lui. Ce qui pourrait apparaître comme « l’aveu » supplémentaire d’un « pédagogisme », exprime seulement une exigence fondamentale de la raison pratique et de l’éthique propre au métier d’instruire. Toujours à Sèvres, en 1984, Jean-Claude Pariente faisait remarquer, face au climat ambiant, que s’il pouvait se reconnaître « dans une des questions qui a été souvent posée..., la question : quelle école pour la philosophie ? », il ne pouvait en accepter « la formulation que moyennant une certaine réserve. L’école, en effet, n’est pas faite pour la philosophie, elle est faite pour l’élève » (PEMC, p. 143). La véritable urgence serait surtout de mieux préciser la nature de cette présence de l’élève et la réalité visée sous le terme trop facilement générique. Si l’évaluation critique du fonctionnement réel de l’institution scolaire réclamait un devoir de justice, Paul Ricœur souligne que ce sens de la justice « ne retranche rien à la sollicitude, il la suppose dans la mesure où elle tient les personnes pour irremplaçables(37). » La présence de chaque élève se dévoile immédiatement comme un impératif universel de respect et de prise en considération de son visage. « La pensée éveillée au visage de l’autre homme n’est pas une pensée de..., une représentation, mais d’emblée une pensée pour..., une non-indifférence pour l’autre, rompant l’équilibre de l’ âme égale et impassible du pur connaître, un éveil à l’autre homme dans son unicité indiscernable pour le savoir, une approche du premier venu dans sa proximité de prochain et d’unique(38). »

Cette prise en considération de la particularité de chaque élève même et surtout dans les classes pléthoriques ne se réduit pas seulement à une exigence éthique mais souligne aussi le parti pris théorique suivant lequel seuls, les élèves singuliers sont effectivement réels. Substantialiser trop vite l’idée d’élève dans son aspiration à l’universel, méconnaît le fait que l’universel n’existe pas en dehors des individus, des êtres singuliers, il n’est pas réalisable en dehors d’eux, il n’existe qu’en puissance. La recherche de la justesse de l’identité du métier ne peut donc résider toute entière du côté de la science, ni même de l’art conçu comme connaissance des vérités générales mais aussi de l’expérience comme invention de l’accès à la connaissance du particulier(39). Faire que chacun puisse effectivement apprendre à philosopher suppose aussi l’attention aux différences, aux particularités, aux obstacles pédagogiques, pour pouvoir progresser du général au particulier. Tenter de réaliser ce projet d’ordre épistémologique, réclame de rendre effectif, pour chaque élève la possibilité de cette appropriation d’une rationalité critique, que procure la pratique de la philosophie, en ne se limitant pas à énoncer des finalités générales qui passent sous silence le travail de recherche des médiations(40).

La recherche commune de cette identité du métier ne pourrait se limiter à circonscrire son lieu d’exercice, elle se devrait aussi de convenir de sa vertu propre. Tout ce qui dans l’idée de métier semble faire signe à une rationalité instrumentale et fabricatrice se doit d’être résolument écarté. Puisque ce métier veut « instruire » et de plus « apprendre à philosopher », il ne concerne que des personnes, des sujets autonomes et de plus agents de leur accès à leur propre autonomie. Toute revendication de maîtrise méconnait l’horizon infini de cette tâche, toute illusion d’achèvement ignore, le caractère interminable de ce projet. Un engagement résolu dans une communauté de recherche, de justice, de justesse de la vertu de notre métier passerait par la production collective de ce que Laurence Cornu désigne comme la « poétique du métier » : « métier d’interprète au sens linguistique et musical du terme [...] art du sens, qui sache user des formes et figures du temps pour rendre accessible le sens, la direction comme la signification de ce que l’on apprend [...] c’est une poétique du métier qu’il faudrait ici conduire, liée à une éthique de la responsabilité(41). »

Plus de vingt ans après la réflexion des « journées de Sèvres », le temps ne s’ouvre-t-il pas de la recherche et de l’écoute, de nouvelles harmoniques dans les débats sur l’avenir de notre enseignement ?

Francis MARCHAL,
Professeur de philosophie au lycée André-Boulloche de Livry-Gargan.

NOTES

1 Rapport de la Commission de philosophie et d’épistémologie, coprésidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, et composée de Jacques Brunschwig, Jean Dhombres, Catherine Malabou et Jean-Jacques Rosat. Cette commission a travaillé dans le cadre d’une autre commission de réflexion sur les contenus de l’enseignement, créé en 1988 et présidée par Pierre Bourdieu et François Gros. Ce rapport a été remis au ministre fin juin 1989. Il a été publié in Du droit à la philosophie, p. 619-659, J. Derrida, Galilée, 1990 (désormais cité RBD). Il est consultable sur ce site dans la rubrique consacrée à la "guerre des programmes" (acte 2).

2 Recherches sur l’enseignement philosophique, INRDP, 1971 (désormais cité RSEP).

3 Premier appel d’un collectif de professeurs de philosophie. Point 3. A la suite de la diffu­sion du Rapport Bouveresse-Derrida, un collectif de professeurs de philosophie a rédigé un appel critique, qui a commencé à circuler sous forme de pétition en janvier 1990, et a réuni de nombreuses signatures. Les premiers rédacteurs de ce texte furent Anne Baudart, Édith Bottineau­Fuchs, Odile Dupont, Bruno Huisman, Jeannine Laeri, Henri Pena-Ruiz, Michel Quilici, Françoise Raftin et Gérard Sfez.

4 Philosophie - école/Même combat, PUF, 1984 (désormais cité PEMC).

5 J. Derrida, Bulletin de la société française de philosophie, n° 1, janvier-mars 1991, p. 22 (désormais cité BSFD).

6 Supplément philosophie. Document du SNES, n° 1, avril 1990 (désormais cité DS).

7 Ibid.

8 Ibid, n° 2.

9 RBD, p. 632.

10 RBD, p. 633.

11 DS.

12 RSEP, p. 79.

13 RSEP, p. 110-111.

14 BSFD, p. 10.

15 PEMC.

15 Le choix, quasi exclusif, de référence aux thèses de Bernard Bourgeois, ne résulte que de leur systématique élaboration philosophique et donc de leur caractère architectonique. Tout ne se passe-t-il comme si B. Bourgeois produisait un idéal-type, un tout intelligible ayant valeur de modèle, en regard de toute entreprise possible de justification d’un enseignement philosophique ?

17 PFMC, p. 21.

18 PFMC, p. 13.

19 La grève des philosophes, Osiris, 1986, p. 67 (désormais cité GDP).

20 G. W. E Hegel, Textes pédagogiques, traduction et présentation par B. Bourgeois, Vrin, I918 (désormais cité TPH).

21 TPH, p. 74.

22 PDE, p. 58.

23 Propédeutique philosophique, Minuit, p. 114.

24 Ce n’est pas le moindre paradoxe que l’enseignement philosophique soit invité à fonder sa pédagogie sur cette lecture de Hegel. Selon B. Bourgeois lui-même, contrairement à J. Hyppolite, il ne faut accorder aucune signification pédagogique à la Phénoménologie de l’esprit, ni à toute la philosophie de Hegel. (TPH, p. 10, 11). Serions-nous donc invités à faire nôtre la remarque valant pour ce philosophe : « Bien loin d’avoir été un thème privilégié par la réflexion du philosophe spéculatif, la pédagogie a été rencontrée comme une condition de fait qu’il lui fallut subir en son existence » ? (TPH, 12).

25 L’idée de procédure traduit ce que François Ewald affirmait à propos de Surveiller et punir « Précisément, qu’est-ce que nous apprend Foucault ? Qu’on ne saurait plus séparer la vérité des procédures de sa production, et que ces procédures sont autant procédures de savoir que procédures de pouvoir. » (« Anatomie et corps politiques », in Critique, décembre 1975, p. 1230, n° 343).

26 Heidegger, Questions IV, La fin de la philosophie et le tournant, Gallimard, 1976, p. 114.

27 Heidegger, « Hegel et les Grecs », Questions II, Gallimard, 1968, p. 45 et 52.

28 ibid., p. 114.

29 « Que faire pour l’école aujourd’hui quand on est professeur de philosophie ? » La grève des philosophes, OSIRIS, 1986, p. 62.

30 Fleischmann, La science universelle ou la logique de Hegel, Plon, 1968, (p. 244-245).

31 H. Arendt, La vie de l’Esprit, PUF, t. 1, 1981, p. 108.

32 Serait-il imprudent de considérer que l’enseignement philosophique, aussi, requiert - un peu - de cette sagesse pratique dont Aristote nous rappelle qu’elle « ne s’occupe pas seulement des vérités universelles ; il lui faut connaître les particularités, car elle concerne l’action, et l’action porte sur les cas singuliers » ? (Éthique à Nicomaque, livre VI, ch. 8, 1141 b 15).

33 Habermas, Raison et légitimité, Payot, 1978, p. 125.

34 Kant, Critique de la Raison pure, PUF, 1965, p. 561.

35 ibid., p. 562.

36 P. Bourdieu, « L’école conservatrice, L’inégalité sociale devant l’école et la culture » in Revue française de sociologie, 1966, n° 3, p. 336.

37 P. Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon ». Esprit, septembre 1991, p. 10.

38 É. Lévinas, « L’universel est-il européen ? », Unesco, juillet-août 1992, p. 67.

39 Aristote, Métaphysique (A, I, 981 a 15).

40 On ne sera pas surpris de notre total accord avec les analyses de Chantal Demonque et Nicole Grataloup, en ce qui concerne cette recherche des « chaînons manquants ».

41 Le métier d’instruire - Colloque de la Rochelle 15-16 mai 1990. CRDP de Poitou-Charentes, p. 154.