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Arendt, autrice raciste ?

jeudi 14 septembre 2023, par Serge Cospérec

Arendt passe pour une grande figure de la pensée progressiste. N’est-elle pas l’analyste du phénomène totalitaire ? de la « banalité du mal » ? la critique intransigeante la tyrannie de « l’opinion publique » dans les sociétés de masse. Pour sauver la politique, « l’espace public », il faudrait penser avec Arendt.

Comme l’écrit fort justement Benoît Basse « sa pensée suscite une admiration quasi unanime, tant au sein de la droite conservatrice (dont La crise de la culture constitue l’un des bréviaires), que parmi l’intelligentsia « progressiste » de sorte « que toute critique à l’égard de ses thèses est généralement accueillie avec méfiance, voire avec suspicion. » [1]

Dans ce contexte, on peut se demander comment sera accueilli le livre Hannah Arendt et la question noire de la philosophe américaine Kathryn Sophia Belle qui analyse de façon critique les positions d’Arendt sur la ségrégation raciale aux États-Unis. Le point de départ est un article d’Arendt « Réflexions sur Little Rock » [2], qui a choqué par l’incompréhension apparente d’Arendt de la question noire aux États-Unis. L’intérêt du livre de K. S. Belle est de montrer que loin d’être un écrit mineur ou de circonstance, malheureux ou maladroit, les « Réflexions sur Little Rock » se comprennent à la lumière des concepts fondamentaux de la pensée politique d’Arendt dont ils sont l’expression cohérente. Car il y a bien une énigme : si Arendt est la démocrate que l’on croit, pourquoi condamne-t-elle le combat des parents noirs pour l’égalité devant l’école ? Pourquoi juge-t-elle que le combat contre la ségrégation scolaire n’est pas politique ? Pourquoi juge-t-elle que le droit des élèves noirs d’accéder à toute école publique et celui des parents à inscrire leur enfant - sans discrimination raciale - n’est pas un droit humain fondamental ? De façon plus générale, pourquoi Arendt dit-elle que les discriminations raciales à l’emploi, au logement, au loisir, ne sont pas des questions politiques ?



1. L’affaire Little Rock et les Réflexions d’Arendt

Dans la lutte des Noirs pour l’égalité des droits, l’affaire Little Rock est un moment décisif. En 1957, trois ans après que la ségrégation raciale dans les écoles publiques a été déclarée par la Cour Suprême illégale, les autorités scolaires et politiques de Little Rock, petite ville de l’Arkansas, décident d’initier un mouvement de déségrégation. Une commission locale sélectionne les élèves noirs qui pourront aller à la Central High School (le lycée public) : 17 dossiers sur 90 sont retenus, l’intégration n’est que partielle pour ces 17 élèves : ils restent exclus des activités parascolaires pour leur « sécurité ». Cédant à la pression de l’électorat raciste qui s’est bruyamment manifesté tout l’été, deux semaines avant le début des cours, le gouverneur de l’Arkansas, Orval Faubus, retire son soutien au plan de déségrégation et ordonne à la Garde nationale de se rendre à Little Rock, pour prévenir les affrontements entre les Noirs et les racistes blancs prêts à en découdre (rappelons que le Ku Klux Kan avait son siège dans l’Arkansas où il demeure très actif aujourd’hui encore). Les autorités locales et le comité scolaire maintiennent leur décision. Le 4 septembre 1957, Elisabeth Eckford, jeune élève noire, se rend au lycée pour y faire sa rentrée, protégée par des adultes, au milieu d’une foule haineuse de racistes blancs qui vocifèrent et l’insultent. Une photo immortalise la scène (celle reproduite sur la couverture du livre). Enfin, arrivée devant le lycée, Elisabeth Eckford doit faire demi-tour devant la Garde Nationale armée qui lui en barre l’entrée, en application de la décision du Gouverneur.

Si Arendt condamne la ségrégation raciale dans l’ordre politique, elle en défend la légitimité dans la sphère sociale au nom du « droit à discriminer ». Quelles sont les thèses à l’origine du scandale qui scandalise et qui provoque le malaise chez ses interprètes anglo-saxons [3] les mieux disposés ?

1° le droit à des écoles publiques sans ségrégation raciale ne fait pas partie des droits humains fondamentaux [4].

2° la ségrégation raciale dans les écoles publiques n’est pas une question politique

3° la discrimination dans la sphère sociale est légitime

4° une démocratie doit respecter la liberté et les droits éducatifs des parents (blancs) à choisir avec qui leurs enfants seront instruits,

5° Légiférer pour imposer la déségrégation des écoles publiques est le fait d’une dictature.

Alors que dans ces années 50 les manifestations contre la ségrégation s’amplifient et les affaires de ce type se multiplient [5], Arendt juge nécessaire d’intervenir dans le débat public. Mais pour dire quoi ? Que les parents noirs ont tort, que leur combat n’a rien de politique, qu’il témoigne de leur arrivisme et du peu de cas qu’ils font de leurs enfants qu’ils exposent lâchement à la haine des blancs pour servir leur propre ambition sociale.

L’agenda et le propos sont pour le moins curieux. La force du livre de K. S. Belle est qu’il permet de comprendre ce qui paraît fou : il montre que les thèses d’Arendt – qui dans les faits aboutissent à soutenir la revendication des racistes blancs – se comprennent quand on les replace dans l’ensemble de son œuvre : en effet, ces thèses ne sont que l’illustration pratique des principes fondamentaux de sa pensée politique. C’est aussi la raison qui permet de comprendre pourquoi Arendt a constamment réitéré la validité de ses thèses face à des contradicteurs qui la pressaient de s’en expliquer.

Le livre de K. S. Belle est clair et documenté. Il restitue le contexte historique et juridique de l’affaire, il retrace la généalogie des débats, la réception de l’article, les critiques et les réponses d’Arendt, ainsi que l’éventail des réactions critiques des arendtiens anglo-saxons. Mais surtout, je l’ai dit, il donne l’éclairage théorique du positionnement d’Arendt face à « la question noire ».

Je ne veux pas faire une recension, mais seulement donner quelques aperçus de l’enquête très riche et très minutieuse de K. S. Belle. Je renvoie au livre pour ce que l’on pourrait appeler l’affaire dans l’affaire : d’une part, la négligence d’Arendt, les multiples erreurs à partir desquelles elle développe ses spéculations toujours négatives et erronées des intentions et actions des parents noirs [6] ; d’autre part, ses manœuvres peu honorables autour de la publication de l’article, acceptant dans un premier temps la publication simultanée de réactions critiques et à condition de pouvoir les lire préalablement, puis refusant ensuite qu’elles soient publiées, et modifiant, ultérieurement, certaines considérations, pour répondre aux attaques de ses contradicteurs sans jamais leur donner la parole.


La « question noire »

Arendt juge l’affaire Little Rock vraiment « injuste » et « malheureuse ». Pour ses concitoyens noirs ? Non, pour la grandeur et les intérêts des États-Unis d’Amérique en raison de son écho dans l’opinion publique internationale, qu’elle a heurtée et indignée.

L’affaire est « malheureuse » parce qu’elle nuit à la « politique étrangère américaine » :

  • « Ce qui est tragique, c’est que le problème non résolu de la couleur de peau aux États-Unis peut leur coûter les avantages dont ils pourraient jouir à juste titre en tant que puissance mondiale. » (je souligne)

Elle est « injuste » parce que, selon Arendt, les États-Unis ne sont pas l’origine du mal raciste qui les ronge :

  • « Le problème de la couleur de peau en politique internationale est venu du colonialisme et de l’impérialisme des nations européennes - c’est-à-dire du grand crime dans lequel l’Amérique n’a jamais été impliquée. » [7](je souligne)

Enfin, tout le monde se trompe sur l’affaire Little Rock car, pour elle, ce n’est pas une affaire politique mais uniquement un « problème de Noirs » qui désirent que leurs enfants s’élèvent dans la hiérarchie sociale, accèdent aux mêmes réussites que les Blancs, un problème d’arrivistes et de jalousie sociale.

K. S. Belle rétablit l’ordre des raisons dès le premier chapitre de son livre : ce n’est pas un « problème de Noirs » mais un « problème de Blancs » car c’est uniquement le racisme des Blancs envers les Noirs – intimement lié à l’histoire des États-Unis, à l’esclavage qui s’y est perpétué et prolongé sous formes de lois discriminatoires – qui constitue le problème, et non pas la présence des Noirs « qui vivent au milieu de nous » [8], comme le prétend Arendt.


Une pensée sous double standard 

K. S. Belle montre, textes à l’appui, ce qu’il faut bien appeler le double standard qui régit les jugements politiques d’Arendt quand elle analyse, d’un côté, l’oppression subie par les Juifs dans l’Allemagne nazie et qu’elle a elle-même connue enfant, et de l’autre, celle que les Noirs subissent aux États-Unis.

Parias vs parvenus

K.S. Belle souligne l’importance de la figure du parvenu et de celle du paria dans l’analyse arendtienne de la condition juive dans l’Allemagne au début du siècle dernier [9].

La figure du parvenu est celle, minoritaire, du juif qui désire par-dessus tout et est prêt à tout pour s’assimiler, gommant toute trace de judéité, jusqu’à renier son identité juive. L’arrivisme et l’aliénation caractérisent le parvenu ; son sacrifice est vain, ajoute Arendt, car il restera toujours un juif dans cette société, qui saura, le cas échéant, le lui rappeler. La figure du paria est celle du juif conscient de sa condition, qui préfère rester et vivre en marge de la société, dans sa communauté. La révolte et la liberté le caractérise. Pour Arendt la condition des Juifs en Europe était bien celle d’un peuple opprimé, d’un peuple de parias, jugés inassimilables, ce qui donnait immédiatement une dimension politique à leur combat.

Mais quand Arendt juge l’affaire Little Rock, elle n’y voit pas une question politique, celle d’un État qui assigne une partie de sa population à la condition et au statut de paria. Le problème est purement « social » : c’est celui de parents noirs soucieux de l’ascension sociale de leurs rejetons, un problème de parvenus. Ce n’est pas une question politique car, dit Arendt, 

  • « la vie peut être très désagréable, mais quoi qu’elle puisse me forcer à faire – et elle ne me force certainement pas à vouloir acheter dans un quartier réservé – , je peux conserver mon intégrité personnelle précisément dans la mesure où j’agis par obligation et en vertu d’une nécessité vitale, et pas purement et simplement pour des raisons sociales. » [10].

Relisons bien cette leçon faite aux Noirs : chers amis noirs, la vie n’est pas toujours rose ; elle peut vous forcer, afin de « préserver » votre « intégrité personnelle », « par obligation et en vertu d’une nécessité vitale » à vous « servir de [vos] bras (..) afin d’avoir une vie convenable et d’élever le niveau de vie de [votre] famille » [11]. Mais elle ne vous force certainement pas à vouloir habiter dans les mêmes quartiers que les blancs, ces quartiers agréables, dotés de bonnes écoles publiques, qui leur sont « réservées », « simplement pour des raisons sociales », des raisons d’arrivistes.


Protéger les enfants vs inciter à défendre leur dignité ?

Les familiers d’Arendt connaissent sa thèse sur la responsabilité des adultes à l’égard des enfants : il faut les protéger les enfants, ne pas les charger de responsabilités qui ne sont pas les leurs. Il est difficile d’être contre un principe aussi vague et bienveillant, au moins en apparence. Mais il peut justifier :

a) une conception progressiste de l’école attentive à la vulnérabilité des enfants, de leur bien-être et de leur bonheur [12] ;
b) ou une conception conservatrice qui exige que l’école (sanctuaire) n’aborde pas certaines questions comme celle du racisme et plus généralement les questions politiques ; Arendt s’oppose sur ce point à Dewey et aux éducateurs progressistes comme à la conception républicaine de la mission civique de l’école :

  • « Le conflit entre un foyer objet de ségrégation et une école sujette à la déségrégation, entre les préjugés familiaux et les exigences scolaires abolit d’un seul coup l’autorité à la fois des parents et des enseignants, et la remplace par la loi de l’opinion publique chez les enfants, lesquels n’ont ni l’aptitude ni le droit d’établir une opinion publique en propre. » [13] (je souligne)

Dans les Réflexions sur Little Rock, Arendt analyse la responsabilité en se plaçant du point de vue d’une mère noire :

  • « Que ferais-je si j’étais une mère noire ? […] en aucune circonstance, je n’exposerais mon enfant à des conditions dans lesquelles il semblerait qu’elle voudrait s’intégrer à un groupe ne voulant pas d’elle […] Si j’étais noire, je sentirais que la tentative même pour commencer la déségrégation scolaire [a] très injustement déplacé le fardeau de la responsabilité des épaules des adultes à celles des enfants. » [14]

Arendt accuse les parents noirs d’exploiter leurs enfants, de les instrumentaliser et de leur faire supporter les conséquences de leur désir d’ascension sociale.

K.S. Belle relève le contraste entre la compréhension qu’Arendt a de sa propre expérience, celle d’une enfant juive confrontée à l’antisémitisme, et le jugement qu’elle porte sur les Noirs confrontés au racisme. Concernant sa propre expérience, Arendt déclare en 1964 :

  • « Tous les enfants juifs rencontraient l’antisémitisme. Et cela empoisonnait l’esprit de beaucoup d’entre eux. La différence pour nous, c’était que ma mère avait toujours été convaincue qu’il ne faut pas se laisser atteindre. Il faut se défendre ! Quand mes professeurs faisaient des remarques antisémites […], je devais me lever aussitôt, quitter la classe, rentrer à la maison et tout lui rapporter dans les moindres détails. Ma mère écrivait alors l’une de ses nombreuses lettres recommandées, et pour moi, la question était totalement réglée. […] Mais quand ça venait des enfants, je n’avais pas le droit d’en parler à la maison. Ça ne comptait pas. Il fallait se défendre toute seule contre ce qui venait des enfants. Donc ces questions n’ont jamais été un problème pour moi. Il y avait des règles de conduite qui me permettait de garder ma dignité, et j’étais protégée, totalement protégée, à la maison. » [15]

K. S. Belle fait observer qu’Arendt n’envisage pas un seul instant que des parents noirs puissent enseigner à leurs enfants les mêmes leçons, et les préparer pareillement à défendre leur dignité et leurs droits face aux manifestations de racisme. Arendt en juge autrement : ce sont des arrivistes ; leur revendication n’est pas politique mais « sociale ». Et Arendt s’en indigne : au lieu de protéger leurs enfants, les parents noirs les poussent à sacrifier leur dignité [16], les exposant à une épreuve encore « plus humiliante » que celle qu’ils connaissent déjà, ordinairement. Pour Arendt, les parents noirs auraient dû apprendre à leurs enfants à faire simplement profil bas, à supporter patiemment une situation déjà humiliante, afin de ne pas souffrir davantage.


Les parents noirs veulent-ils vraiment l’égalité ?

L’accusation contre les parents noirs se poursuit. Arendt écrit :

  • « S’il n’était question que de donner une instruction également bonne à mes enfants, que de l’effort pour leur assurer l’égalité des chances, pourquoi ne m’a-t-on pas demandé de me battre pour l’amélioration des écoles pour les enfants noirs et pour l’établissement immédiat de classes spéciales pour les enfants dont les résultats scolaires les rendent désormais admissibles dans des écoles blanches ? » [17]

K.S. Belle souligne le caractère rhétorique de la question. Arendt suggère clairement que les parents noirs ne se battent pas réellement pour améliorer la situation scolaire de leurs enfants. Une nouvelle fois Arendt se montre incapable d’imaginer que des parents noirs puissent réellement vouloir l’égalité, rien que l’égalité, parce que c’est une question de justice. Et que penser de la solution d’Arendt ? À savoir, organiser la ségrégation dans la ségrégation en maintenant des écoles séparées pour les enfants noirs, qui pourraient rassembler les meilleurs d’entre eux dans des « classes spéciales », ce qui leur permettrait ultérieurement d’être « admissibles dans des écoles blanches » (si elles acceptent leur dossier !). Cela revient à dire, sans le dire, qu’il y a une bonne raison à la ségrégation raciale dans les écoles : la majorité des élèves noirs sont vraiment d’un niveau scolaire trop faible, les intégrer ferait baisser le niveau des écoles blanches (point récurrent de l’argumentaire ségrégationniste).

Le caractère politique du combat des parents noirs est constamment nié. Réfléchissant « en mère noire » Arendt nous livre ses impressions :

  • « Plutôt que d’être appelée à mener une bataille claire et nette pour mes droits inaliénables – mon droit de vote, mon droit de me marier à qui je veux […] mon droit à une juste égalité des chances –, j’aurais le sentiment d’avoir été impliquée dans une histoire d’ascension sociale  ; et si je choisissais cette façon de m’améliorer, je préférerais certainement le faire moi-même, sans l’aide d’agences gouvernementales » [18]. (je souligne)

Arendt établit une hiérarchie toute personnelle entre les divers droits : le vote, le mariage sont de vrais droits politiques, mais pas l’égalité en matière d’enseignement. Pour Arendt, en effet :

  • « le droit d’épouser qui l’on souhaite est un droit de l’homme élémentaire, en comparaison duquel ’le droit de fréquenter une école intégrée, le droit de s’asseoir où on veut dans le bus, le droit d’entrer dans un hôtel, une aire de loisirs ou un lieu de divertissement quel que soit sa couleur de peau ou sa race’ sont mineurs. » [19]

Et quand on lui objecte que « le droit d’épouser qui l’on souhaite » n’est apparemment pas la priorité des Noirs, plus soucieux de l’égalité devant l’école, l’emploi ou l’habitat, elle répond simplement :

  • « les minorités opprimées n’ont jamais été les meilleurs juges pour fixer le bon ordre de priorité sur ces sujets. » [20] (je souligne)

Et elle ajoute :

  • « on trouverait de nombreux exemples montrant qu’elles préfèrent lutter pour de meilleures conditions sociales, plutôt que pour les droits humains et politiques fondamentaux ». [21]

K. S. Belle met en perspective l’insistance d’Arendt sur la liberté du mariage, supposée supérieure aux autres droits, qu’elle juge mineurs, en comparant la position respective, sur ce sujet, des racistes blancs et des Noirs qui militent pour l’abolition de la ségrégation.

Étudiant les archives du débat, elle montre que la question obsède les racistes blancs. Leur opposition au mariage interracial mêle principalement deux motifs : d’une part, la phobie du mélange physique des corps noirs et des corps blancs [22], d’autre part, l’intime persuasion que les Noirs ne veulent épouser des Blanches que pour s’élever socialement et conquérir une aisance matérielle (capter la richesse de la belle-famille blanche). Il est frappant que, s’agissant de la question scolaire, Arendt raisonne comme les racistes blancs : elle est persuadée que la volonté des Noirs d’en finir avec la ségrégation scolaire n’est motivée que par le désir d’acquérir un statut social supérieur et d’accéder à la richesse matérielle.

De leur côté, les Noirs estiment que la question du mariage interracial n’est pas certainement pas la priorité des luttes anti-ségrégationnistes. Pour eux, le combat contre la discrimination raciale, contre les lois racistes de nombreux États, et le combat plus général contre le racisme qui imprègne les mentalités de l’Amérique blanche [23], sont bien plus important et urgent que la focalisation sur le droit pour un Noir d’épouser une Blanche. Arendt ne semble pas comprendre que sa hiérarchie des droits humains fondamentaux et ses priorités ne sont visiblement pas partagées par les Noirs [24].

Il « n’est donc pas exagéré », écrit K. S. Belle, « d’affirmer qu’Arendt s’aligne sur la position des Blancs racistes », qu’elle épouse « l’ordre des priorités selon l’homme blanc », même si elle approuve « les mariages interraciaux », « principale différence » « entre Arendt et les ségrégationnistes blancs » [25] :

  • « Comme de nombreux racistes blancs, [Arendt] défend la discrimination raciale comme une habitude sociale et refuse que l’on impose la déségrégation par le biais de la loi. Arendt minimise la gravité des discriminations dans les domaines de l’emploi, du logement et de l’enseignement, en n’y voyant que des obstacles à l’ascension sociale, et non pas des atteintes aux droits fondamentaux ou politiques. » [26]

Pour K. S. Belle, Arendt ne comprend pas les enjeux politiques des questions sociales, parce qu’elle « se trompe » en insistant « sur l’existence d’une hiérarchie entre les multiples facettes du racisme anti-Noirs » :

  • « Arendt ne parvient pas à reconnaître que les lois relatives au mariage et les lois ségrégationnistes en matière d’enseignement, de logement, d’emploi et d’occupation des espaces publics ne renvoient pas à des problèmes indépendants les uns des autres [mais] se renforcent mutuellement. » [27]

Le droit des parents blancs à une école publique pratiquant la ségrégation raciale

Dans les « Réflexions sur Little Rock », on voit Arendt défendre le droit des parents blancs à scolariser leurs enfants dans des écoles publiques interdites aux élèves noirs. Pour expliquer ce droit, Arendt se place maintenant du point de vue des parents blancs. À la question « que ferais-je si j’étais une mère blanche du Sud ? », elle répond :

  • « Je dénierais au gouvernement tout droit de me dire en compagnie de qui mon enfant reçoit cette instruction. Les droits des parents à décider de telles questions pour leurs enfants jusqu’à ce qu’ils soient grands ne sont bafoués que par les dictatures [28]. » (je souligne)

Si Arendt désapprouve les pratiques ségrégationnistes, sa position revient, de fait, à soutenir, le droit des Blancs à se comporter de façon raciste dans les écoles publiques. K. S. Belle relève le contraste entre la bienveillance d’Arendt pour les parents blancs, son ardeur à défendre « leurs droits », et son absence de compréhension à l’égard des parents noirs, la dureté de ses jugements sur leurs motivations supposées. Forcer des parents blancs à scolariser leurs enfants dans une école « intégrée » (non ségréguée), où il y aurait donc aussi des élèves noirs, est pour Arendt un mal politique, et même un mal absolu : ce serait le fait d’une dictature ; en revanche, forcer les parents noirs à envoyer leurs enfants dans des écoles ségréguées de mauvaise qualité, n’est pas un mal politique car ce n’est même pas une question politique. Arendt, écrit K. S Belle :

  • « ne se soucie aucunement du fait que les enfants noirs aillent dans des écoles de moins bonne qualité et prétend que les parents noirs se désintéressent finalement de l’égalité des chances en matière d’enseignement. En se faisant l’avocate d’un droit à la discrimination dans la sphère privée, Arendt ne fait aucun effort pour défendre le droit des familles noires à des écoles publiques de qualité égale. Le droit des parents blancs et des états du Sud à maintenir des écoles publiques ségréguées fait partie des principales préoccupations d’Arendt dans ses « Réflexions » [29].



2. Racisme ou cohérence politique ?

Il serait bien difficile, à s’en tenir là, de saisir ce qui distingue la position d’Arendt de celle des racistes blancs. Mais si Arendt n’est pas raciste alors comment expliquer ses positions ?

K. S. Belle montre que pour comprendre les Réflexions sur Little Rock il faut les réinscrire dans le cadre plus général de la pensée d’Arendt. Mais on se heurte alors à une difficulté : Arendt ne définit jamais clairement les concepts fondamentaux de sa pensée ; leur sens peut varier d’un texte à un autre, sans qu’elle ne s’en explique ni ne le signale. La difficulté est redoublée par le fait qu’Arendt utilise des notions communes (le travail, l’action, la natalité, etc.), ce qui la rend facile à lire au premier abord, facilité trompeuse car elle leur donne un tout autre sens. C’est le cas de deux notions arendtienne fondamentales, le social et le politique, qui sont au centre de son analyse de l’affaire Little Rock. Chez Arendt ces deux notions deviennent antinomiques, leur distinction devient une séparation absolue : le politique exclut le social et le social exclut le politique. Il faut donc éclairer les Réflexions sur Little Rock par son analyse générale de la condition humaine, de la modernité et de la politique. Ce que fait K. S. Belle [30]. Je me contenterais ici de donner quelques indications, assurément trop brèves [31].


Le social et le politique

Dans la Condition de l’homme moderne, Arendt explique que la politique naît en Grèce avec l’apparition d’une classe de hommes disposant de loisir pour se consacrer à la Cité, parce qu’ils sont libérés des affaires domestiques et économiques grâce à l’esclavage et la relégation des femmes dans la sphère privée du foyer. La sphère privée est caractérisée comme le lieu des activités les plus élémentaires de subsistance, ordonnées à la satisfaction des besoins vitaux, qu’elle appelle « le travail », auquel est associé la « nécessité » (la contrainte) et la condition humaine de « l’animal laborans ». La sphère publique est le lieu l’activité proprement politique qu’elle appelle « action », à laquelle est associée la « liberté » et la condition spécifiquement humaine de celui qui a une vie politique (« bios politikos » dans son lexique).

Tout cela fonctionne de manière rigide : quand on est arendtien, on ne dira pas que « le travailleur agit » ; un travailleur n’agit pas, il « travaille », il « besogne », il « trime », il « peine » à la rigueur, et il « consomme » les produits de son labeur. Un arendtien ne dira pas non plus qu’un travailleur « fabrique » ou « fait » quoi que soit ; le travailleur ne fabrique rien, il ne fait rien, car Arendt réserve exclusivement l’emploi des termes « faire » et « fabriquer » à l’activité de « l’artisan », à laquelle est associée la condition de « l’homo faber » — qui n’est donc pas l’homo faber des scientifiques, celui des préhistoriens et des paléontologues car l’homo faber arendtien vit encore parmi nous sous la forme de l’artisan, du technicien et de l’ingénieur. Par la même logique, un artisan « ne travaille pas » non plus, il « œuvre », il « fabrique » ; et celui qui mène une vie politique « ne travaille pas », « ne fabrique pas », « ne produit rien » : il « agit » par « paroles et actions » [32].

Ce qui est essentiel pour Les Réflexions sur Little Rock, c’est la théorie arendtienne des trois « lieux » (qu’elle appelle aussi « espace », « domaine », « sphère ») : la sphère privée, la sphère sociale, la sphère publique. L’héritage décisif des Grecs, selon Arendt, est la séparation stricte entre la sphère privée, celle « travail » et de la servitude, et de la sphère publique, celle de « l’action », de la politique ; il ne faut pas mélanger les préoccupations privées et les préoccupations publiques, le travail et la politique.

Mais, explique Arendt, avec la modernité apparaît un « domaine hybride » : le domaine du social. Ni privé, ni public, le social est ce qui apparaît quand les préoccupations privées (économiques et sociales, en termes contemporains) deviennent des préoccupations « publiques », des sujets politiques. La hiérarchie antique des activités est inversée explique Arendt : ce qui était bas, vil, indigne (travailler) devient noble et considéré, tandis que ce qui est noble, la politique « au sens vrai », à savoir les grands discours et exploits des héros célébrés par Homère, est méprisé. L’émergence du social coïncide avec celle de l’homo economicus, et va de pair avec la « glorification moderne du travail » (dans les sociétés capitalistes comme communistes). L’obsession moderne pour l’égalité des conditions, l’idéal du bonheur du plus grand nombre, signent le triomphe de l’animal laborans et de ses préoccupations matérielles et de ses idéaux (consommer et conquérir un statut social). L’oubli des Grecs (ou disons, relus par Arendt) entraîne la décadence du politique. L’espace public est corrompu : il n’est plus le lieu des grandes actions et beaux discours, l’arène qui permettait à l’élite, aux meilleurs (les aristoï), de se distinguer [33].

En résumé, le « social » c’est « l’envahissement » du champ politique par les préoccupations des « miséreux » et des pauvres et par les aspirations de la multitude, les « travailleurs et employés » des sociétés modernes.

On « comprend » mieux alors l’étrangeté des positions d’Arendt dans l’affaire Little Rock. Sa position n’est que l’expression conséquente de sa vision de l’humanité et de sa conception de la politique. Quand les Noirs luttent pour l’égalité civique, elle leur donne raison : car les Noirs comme les Blancs, c’est-à-dire les meilleurs d’entre eux dans son esprit, doivent avoir également accès à la politique, à la possibilité de se distinguer, de monter qui ils sont (les meilleurs). Mais quand les Noirs entendent lutter politiquement contre les discriminations raciales, dans la société, elle condamne fermement leur action, car en raison de la rigidité de ses distinctions, cette question relève du « social » et non du politique, et elle n’exprime, de surcroît, que l’idéal de l’animal laborans, en quête de bien-être matériel et d’opportunités sociales.

Arendt est d’autant plus hostile à la lutte politique des Noirs contre les discriminations raciales que cette confusion du social et du politique, ouvre inéluctablement la voie à la violence et à la tyrannie politique. K. S. Belle se réfère ici à l’analyse arendtienne des Révolutions américaine et française de son essai De la Révolution [34]. La Révolution américaine est, pour Arendt, politiquement exemplaire ; elle a réussi parce que c’était une « révolution de liberté » (elle ne s’attarde guère sur l’esclavage des Noirs [35] et ne dit pas un mot du sort réservé par les héros américains aux nations indiennes) ; la Révolution française a échoué car, bien qu’inspirée par la première (le bon vient toujours d’Amérique), elle a été accaparée par les miséreux, par la « question sociale », et s’est transformée en « révolution des sans-culottes », d’où la Terreur :

  • « ce furent la nécessité, les besoins pressants du peuple qui déchaînèrent la Terreur et menèrent la Révolution à sa perte. » [36]

Ce qui est perdu pour Arendt, c’est le sens premier de la révolution, la lutte pour la liberté, recouverte par le souci de la justice et des questions sociales :

  • « Depuis que la Révolution avait ouvert aux pauvres les portes du domaine politique, ce dernier étaient effectivement devenu « social ». Il fut submergé en réalité par les soucis et les préoccupations qui relevaient en réalité de la sphère domestique » [37]

C’est un axiome de la pensée politique d’Arendt : « toute tentative pour résoudre la question sociale par des voies politiques, mène à la terreur » et « la terreur (..) envoie les révolutions à leur perte » [38]. L’avertissement est clair : parce qu’ils confondent le social et le politique, la lutte des Noirs miséreux et exploités est politiquement dangereuse. Les victimes d’aujourd’hui sont les bourreaux liberticides de demain (ne veulent-ils pas supprimer le droit des parents blancs à avoir des écoles publics sans Noirs ?).



La discrimination, « droit social indispensable »

C’est cette même distinction arendtienne du social et du politique qui explique la thèse la plus étonnante de ses Réflexions sur Little Rock : la « discrimination » affirme Arendt est un « droit social aussi indispensable » dans la sphère sociale que l’égalité dans la sphère politique :

  • « la discrimination est un droit social aussi indispensable que l’égalité est un droit politique. La question n’est pas de savoir comment abolir la discrimination, mais comment la maintenir dans la sphère sociale, où elle est légitime, et l’empêcher d’empiéter sur la sphère politique et personnelle, où elle est destructrice. » [39] (je souligne)

Pour l’entendement commun, l’idée que des discriminations ethno-raciales puissent être légitimes relève de l’oxymore. Ce n’est pas le cas pour Arendt qui fournit à cette occasion un exemple typique des distorsions qu’elle inflige au langage. Et puisqu’elle ne définit jamais ce qu’elle entend par « discrimination », il faut suivre son raisonnement à travers ses exemples à valeur argumentative :

  • « Tout le monde sait que, dans ce pays, les lieux de vacances sont souvent ’réservés’ en fonction de l’origine ethnique. Beaucoup de gens objectent à cette pratique ; pour autant, ce n’est qu’une extension du droit de libre association. Si, en tant que juive, je veux passer mes vacances seulement en compagnie de juifs, je ne vois pas comment qui que ce soit peut raisonnablement m’empêcher de le faire [40] ; de même, je ne vois pas pour quelle raison d’autres lieux ne devraient pas s’occuper d’une clientèle qui ne souhaite pas voir de juifs pendant ses vacances. Il ne peut y avoir de ’droit à aller dans n’importe quel hôtel, n’importe quelle aire de loisir ou lieu de divertissement’, parce que beaucoup de ces choses sont dans le domaine du purement social, où le droit de libre association et donc à la discrimination a une plus grande validité que le principe d’égalité. » [41] 

Par ce tour de force, la « discrimination » devient, dans le lexique arendtien, l’envers de la liberté d’association, exemplifiée par les regroupements affinitaires. Le sens ordinaire du concept est détruit. Si, communément et en droit, la discrimination est jugée illégitime, c’est parce qu’elle signifie : traiter inégalement et défavorablement certaines personnes en raison de leur origine, de leur croyance, de leur sexe, de leur apparence physique, par exemple en les privant de l’accès à des biens, à des services ; de même au « travail » (le social, pour Arendt) : priver les salariés de l’égalité de traitement à laquelle ils ont droit (à l’embauche, dans l’avancement, les salaires) est discriminatoire et pour cette raison illégitime. Mais avec Arendt, on peut désormais dire des choses comme la discrimination est un « droit social » (sic) et un « droit social » si important qu’Arendt peut librement exprimer à un lecteur ses convictions les plus audacieuses :

  • « sans un certain type de discrimination, la société cesserait tout simplement d’exister » [42]

La torsion du concept de discrimination permet d’euphémiser la réalité, voire de la masquer. Il est tout à fait remarquable que dans ses Réflexions sur Little, pas une seule fois Arendt n’utilise les termes « racisme » et « raciste ». N’est-ce pas pourtant le cœur du sujet ? De même, Arendt ne parle jamais de discrimination raciale, de ségrégation raciale, mais seulement de discrimination ou de ségrégation sociale. Enfin, les deux seules fois où Arendt parle de discrimination « selon l’origine ethnique », c’est en un sens très positif, comme corrélat de « la liberté d’association ». Vive les discriminations ethniques ! C’est décidément très fort.

On objectera qu’Arendt a clairement condamné les lois ségrégationnistes, et c’est exact. Mais il faut être attentif à l’argument qui ne remet nullement en cause la ségrégation dans le domaine social, dans les us et coutumes, dans la vie de tous les jours. Comme le montre K. S. Belle, pour Arendt, le seul tort des États du Sud est d’avoir fait des lois (acte politique), d’avoir voulu transformer un droit social légitime (la préférence discriminatoire) en un droit légal, donc politique :

  • « le point crucial dont il faut se souvenir est que ce n’est pas la coutume sociale ségrégationniste qui est non constitutionnelle, mais son imposition juridique. » [43]
  • « Les normes sociales ne sont pas des normes juridiques, et si le législateur suit les préjugés de la société, la société est devenue tyrannique. » [44]

Arendt ne condamne ni la discrimination ni la ségrégation, seulement le brouillage des frontières. L’erreur des raciste blancs est symétrique de celle des Noirs qui veulent abolir par la loi la ségrégation dans les écoles, les hôtels, etc. Les uns et les autres sont également liberticides.

Si le fonctionnement rigide de ses distinctions (privé, social, public) la rend aveugle à leurs relations, la cohérence doctrinale est certaine. Arendt ne déraisonne pas, bien au contraire. Elle exprime ce qu’elle pense profondément et qu’elle croit aussi solide que vrai. C’est parce que le mariage relève du domaine privé des relations amoureuses, et non du domaine public, que le politique n’a pas le droit de légiférer (interdire les mariages interraciaux). C’est parce que le social n’est pas le public que le politique n’a pas le droit de légiférer sur le social ; si des Blancs veulent se distraire entre eux, ils ont bien le droit de se réunir dans une boîte de nuit « à eux », d’en interdire l’entrée aux Noirs, ou aux juifs, aux femmes, si cela leur plaît. Dans la sphère sociale, les « discriminations » sont légitimes, martèle Arendt. L’État n’a pas le droit d’interdire la discrimination raciale dans les hôtels, les lieux de vacances car chacun a le droit de décider avec qui il veut s’amuser, passer ses vacances, et le droit d’afficher à l’entrée d’un établissement « ici les Noirs ne sont pas les bienvenus ». Arendt fait de la "politique", pas de la morale.

L’opposition d’Arendt à toute interdiction légale de la ségrégation scolaire obéit à la même logique. Les parents ont le droit de choisir avec qui leurs enfants sont instruits — « droit » effectif surtout pour les Blancs, car il ne semble pas en l’espèce que les Noirs aient vraiment le choix ni ne le réclame pour eux. « Forcer » les parents blancs à accepter que des élèves noirs s’assoient sur les mêmes bancs que leurs enfants, dans les écoles publiques, est insupportablement liberticide et antidémocratique :

  • « Forcer les parents à envoyer leurs enfants dans une école intégrée contre leur volonté signifie les priver de droits qui leur appartiennent clairement dans toutes les sociétés libres » [45] (sic)

Et l’égalité devant l’école ? Pour Arendt, elle n’est nullement en cause et pour deux raisons. L’égalité concerne les droits civiques et non la sphère sociale, à laquelle appartient l’école, même quand elle est publique. Ensuite, et plus fondamentalement, Arendt s’aligne sur la doctrine ségrégationniste « séparés mais égaux » (« separate but equal » [46]) en ce qui concerne les écoles, d’après laquelle la ségrégation raciale ne viole pas le quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis qui garantit à tous l’égale protection de ses droits devant la loi, dès lors que l’on fournit à chaque « race » des écoles égales (des enseignants, des bâtiments, les mêmes programmes, etc.). Pour Arendt l’égalité est donc préservée, l’égalité mais dans la séparation des races. En revanche, fidèle à sa doctrine, Arendt juge illégitime la décision de la Cour suprême qui, en 1954, déclare inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles, violant ainsi les droits des parents blancs racistes, « qui leur appartiennent clairement dans toutes les sociétés libres » [47].

Car Arendt n’en démord pas :

  • « Ce ne sont pas la discrimination et la ségrégation sociale, quelles que soient leurs formes, mais c’est la législation raciale qui constitue la perpétuation du crime originel [l’esclavage] dans l’histoire de ce pays. » [48] (je souligne)

Arendt reconnaît donc que « législation raciale », qui institue politiquement la discrimination et la ségrégation raciale, est bien la perpétuation du « crime originel » de l’esclavage mais, simultanément, elle nie le caractère criminel de cette même discrimination et ségrégation comme coutumes, comme pratiques sociales, parlant en ce cas de « discrimination » « entièrement justifiée » [49] (je souligne).

Mais plus elle s’avance, plus elle s’enlise. Après avoir affirmé que la légitimité de la discrimination « ethnique » dans les hôtels, les complexes touristique et autres lieux de loisirs, elle en excepte les autobus, les trains, les gares et autres institutions de ce type. Son argument est le suivant :

  • « on a affaire à des services, dépendant de propriétaires publics ou privés, qui sont en réalité des services publics dont chacun a besoin afin de travailler et de vivre. Bien qu’ils ne tombent pas strictement dans le champ public, ces services sont clairement dans le domaine public, où tous les hommes sont égaux. » [50] (je souligne)

Passons sur l’acrobatie conceptuelle consistant à affirmer la stricte séparation du politique et du social pour soutenir, ensuite, que les services dont chacun « a besoin afin de travailler et de vivre » (sphère de la nécessité et du travail) « sont en réalité des services publics », ce que ne renierait assurément aucun tenant de « l’État-Providence ». Mais la perplexité grandit quand elle précise que le « droit social » légitime d’interdire sur une base « ethnique » l’accès à un hôtel, un lieu de loisir ou de divertissement, ne s’applique cependant au cas des « théâtres et musées » [51]. Et pourquoi donc ? Son seul argument est déconcertant : les théâtres et les musées sont des lieux où « les gens ne se rassemblent pas à l’évidence dans le but de s’associer les uns avec les autres » [52] (comme si c’était le cas dans les hôtels). On ne comprend plus rien, car si on accepte l’argument alors il serait valable – à plus forte raison – pour les écoles publiques ; car, jusqu’à preuve du contraire, ni les parents ni les élèves, ne viennent dans un établissement scolaire dans le but premier de « s’associer les uns avec les autres ».

La question reste donc sans réponse : pourquoi Arendt assimile-t-elle les écoles aux hôtels et aux lieux de divertissement [53], au lieu de les considérer comme assurant un « service public » au même titre que les transports en communs (bus, trains, gare, etc.) ? Pourquoi leur refuse-telle ce qu’elle accorde aux théâtres et aux musées ?

Mais si la discrimination raciale, qu’Arendt dit ne pas approuver, ne relève pas du politique, que propose-t-elle comme issue aux parents Noirs ?

Elle les invite à s’organiser pour ouvrir une école privée qui accepteraient tous les enfants, les noirs comme les blancs ; « peut-être avec l’aide des quakers », ajoute-t-elle comme saisie d’un doute. Cette école privée serait alors « comme un projet pilote, afin de convaincre d’autres parents [donc des blancs racistes] de changer d’attitude » [54].

Est-ce vraiment à la hauteur du problème ? Est-ce simplement sérieux ? K. S. Belle nous apprend qu’il « existe bel et bien un parent blanc qui chercha à scolariser son enfant dans une école noire ». C’était une institutrice, Grace Lorch et sa demande fut refusée par les autorités [55].

C’est en tous les cas cohérent avec sa pensée : Arendt répète qu’aucun « gouvernement ne peut légitimement prendre aucune disposition contre la discrimination sociale », que « la seule force publique qui peut combattre les préjugés sociaux, ce sont les églises », « au nom de l’unicité de la personne », qui fonde « la religion » et « en particulier la foi chrétienne » [56].

Bref, Arendt propose l’édification morale et les vertus privées (la charité) en lieu et place de la justice et de la politique, comme tout penseur conservateur de droite [57].



Cohérence d’une pensée conservatrice

Il était important de rapporter les jugements d’Arendt, souvent choquants, scandaleux, au cadre conceptuel qui structure sa pensée, pour comprendre l’avertissement de K. S. Belle : il ne s’agit pas d’affubler Arendt « de l’étiquette ’raciste’ » [58].

Si ce n’était que cela, pourrait-on dire, ce serait affligeant. Mais on pourrait jeter aux oubliettes les Réflexions sur Little Rock comme un écrit médiocre et indigne de son génie. Seulement K. S. Belle administre la preuve que ce n’est pas le cas. Les Réflexions sont remarquablement cohérentes avec la pensée politique d’Arendt. Ce sont les mêmes principes qui justifient son opposition à l’interdiction des mariages interraciaux et son opposition à l’interdiction de la ségrégation scolaire. Cela devrait faire réfléchir le lecteur.

Dans l’affaire Little Rock, ce sont bien ses « catégorisations erronées », dit K. S. Belle, qui « lui permettent de catégoriser les écoles publiques comme des institutions sociales et non pas des institutions publiques et politiques » (HAQN, 79) ; c’est son « cadre théorique » « et sa division entre le politique, le social et le privé » qui « est à l’origine de la hiérarchisation des droits et des priorités » (HAQN, 109) ; c’est parce que les sphères politiques, privée et sociales ne sont pas aussi nettement séparées les unes des autres que le suggère son paradigme », que ses « efforts pour analyser la ségrégation à partir de son cadre théorique conduisent à l’échec » (HAQN, 118-119) ; ce sont « les lignes de démarcation qu’elle trace entre le public, le privé et le social » et le « fait qu’elle reste attachée à cette grille de lecture » qui « l’empêche[nt] de comprendre le racisme anti-Noirs aux États-Unis », « l’impact des systèmes d’oppression sur la vie sociale et politique des Afro-américains » (HAQN, 138).

Et pour ce qui de la Révolution américaine, c’est encore l’application de ce « cadre ... inapproprié » et « sa distinction du politique, du privé et du social » (HAQN, 140) qui la rendent insensible à la contradiction entre « une révolution mettant en avant les idées de liberté et de nouveau commencement » et le maintien « d’un système esclavagiste raciste » (HAQN, 171).

De sorte que, conclut K. S. Belle, de ses Réflexions sur Little Rock à De la Révolution, « toutes ces considérations illustrent les problèmes auxquels conduisent sa conception limitée de la sphère publique et politique, ainsi que de la liberté, par opposition à la sphère sociale se caractérisant par la nécessité et la pauvreté » (HAQN, 171). « Limitée » car, comme l’écrit Emmanuel Faye, « toute politique d’émancipation sociale se trouve ainsi disqualifiée comme un mirage qui ne ferait qu’étendre le domaine de la nécessité au détriment de l’espace politique ». [59]



Arendt, les Africains, les Noirs et la violence

Mon propos n’étant pas de faire une recension du livre, je m’en tiendrais là. L’enquête de K. S. Belle se poursuit et révèle d’autres « surprises ».

Parmi les nombreux points qu’examine K. S. Belle, j’en mentionne deux rapidement.

Le premier concerne le recours à la violence en politique. K. S. Belle montre que, ici encore, Arendt juge selon un double standard. D’un côté, elle condamne sans réserve le recours à la violence quand il s’agit des mouvements noirs (qui agissent quand même dans le contexte d’une autre violence, raciste et bien plus extrême, celle de l’Amérique du Ku Klux Klan) ; même critique contre Frantz Fanon accusé de faire « l’apologie de la pure violence » parce qu’il justifie la résistance violente des colonisés au système colonial [60] ; elle objecte que la politique disparaît quand la violence commence. Mais quand elle juge les mouvements de la résistance armée juive contre l’oppresseur nazi, elle estime, au contraire, que la violence était nécessaire, légitime, et proprement politique.

Le deuxième concerne les jugements d’Arendt sur les « Africains ». Comme le montre K. S. Belle, il est bien difficile de les distinguer des pires clichés de l’anthropologie coloniale [61]. Je n’en donnerai qu’un exemple. Évoquant « l’enthousiasme du XVIIIe siècle pour la diversité des formes que pou­vait revêtir la nature identique et omniprésente de l’homme et de la raison » (enthousiasme typique des Lumières mais qu’elle ne partage visiblement pas), Arendt écrit que cet enthousiasme ne pouvait que vaciller dans leur cœur, lorsqu’ils furent

  • « confrontés à des peuples qui, à notre connaissance [celle d’Arendt donc], n’avaient jamais su trouver par eux-mêmes une expression adéquate de la raison ou de la passion humaines soit dans des faits culturels, soit dans des coutumes populaires, et qui n’avaient que modérément développé des institutions humaines. » [62] (sic !, je souligne)
  • « On peut dire [qu’ils étaient comme] des êtres humains « naturels » à qui manquait le caractère spécifiquement humain, la réalité spécifiquement humaine, à tel point que, lorsque les Européens les massacraient, ils n’avaient pas, au fond, conscience de commettre un meurtre. » (je souligne)

Et comme pour relativiser encore l’horreur des exterminations européennes, elle ajoute :

  • « Qui plus est, le massacre insensé des tribus indigènes dans le continent noir restait tout à fait dans la tradition de ces tribus elles-mêmes. » [63] (je souligne)



Qu’est-ce que tout cela nous dit d’Arendt ?

Le livre s’achève sur la réponse de K. S. Belle à cette question que je souhaite citer largement :

  • « Le fait qu’Arendt conçoit la question noire comme un problème noir et non pas comme un problème blanc, révèle la pauvreté de son jugement. Elle ne parvient ni à imaginer adéquatement ni à représenter le point de vue des Afro-Américains et des Africains. Cela provient sans doute du fait que son image des personnes noires est d’emblée déformée et partiale. Elle décrit les Afro-Américains comme ne se souciant pas des problèmes politiques et simplement préoccupés par les questions d’ordre social, étant donné leur désir de s’élever dans la hiérarchie sociale. Elle perçoit les Noirs comme des individus violents, apolitiques, peu intelligents et cherchant à être admis dans les établissements publics d’enseignement supérieur, sans posséder toutefois les qualifications requises. Elle caractérise les Africains comme des sauvages et des meurtriers de masse, dépourvus d’histoire et vivant sous l’emprise de la nature. (…)
    Selon Hannah Arendt, nous nous révélons aux autres à travers nos jugements : ’Par cette façon de juger, la personne se dévoile aussi pour une part elle-même, quelle personne elle est, et ce dévoilement qui est involontaire gagne en validité dans la mesure où il s’est libéré des idiosyncrasies purement individuelles’. Or à travers ses jugements sur les Noirs et la question noire, Arendt s’est effectivement révélée et dévoilée ; mais force est de constater qu’elle ne s’est pas libérée de ses idiosyncrasies individuelles. » [64]


Conclusion : penser avec Arendt ?

Il faudrait peut-être réviser les croyances qui nourrissent la fascination française pour Arendt, icône de la démocratie et de la pensée, sanctifiée par son entrée dans les programmes de philosophie, chacun se félicitant de l’entrée d’une « femme philosophe » dans le panthéon des « grands auteurs ». Et d’abord réévaluer cette croyance qu’ « Hannah Arendt n’appartient pas à la droite », pour reprendre le titre de l’article de la journaliste Clémence Mary, paru dans Libération, au moment même où le livre de K. S. Belle était publié [65]. Car si c’est si évident, pourquoi le crier ? Et juste quand paraît ce livre de K. S. Belle ? Y aurait-il un doute ? On ne le saura pas en lisant cet article apologétique.

À titre de contribution personnelle, je me contenterais d’observer que les thèmes caractéristiques d’une pensée politique de gauche sont tous explicitement récusés par Arendt, non seulement comme « non-politiques », mais comme « anti-politiques » :

 la question l’accès de tous à une même école publique, sans filières ni divisions ségrégatives, sans discrimination raciale, sociale ou autre.

 la question de l’émancipation sociale et économique des individus, et de la réduction des inégalités sociales

 le questionnement féministe, fondé sur la critique politique de la prétendue séparation entre le privé (l’inégale répartition des tâches dans la sphère domestique), le social (les inégalités femmes-hommes au travail et la division sexuée du travail), et le public (les inégalités femmes-hommes dans la sphère politique) ;

 enfin, le combat politique et éducatif contre les discriminations raciales et toutes formes de discrimination en général ; le refus de considérer, comme Arendt, qu’il ne faudrait pas parler aux élèves de ces choses-là, car ils « n’ont ni l’aptitude ni le droit d’établir une opinion publique en propre » sur ces sujets-là (cf. supra).


Quant aux professeurs de philosophie – j’en fais partie – grâce auxquels les élèves découvrent les grands auteurs, ils pourront s’interroger :

 peut-on ignorer le livre de K. S. Belle et présenter Arendt sans rien dire de ses positions sur la question noire ?

 peut-on ignorer l’état de la recherche ? ignorer les critiques de ses thèses par les chercheurs, historiens ou philosophes, français ou étrangers ? ignorer la faiblesse et nombreuses approximations de son analyse du totalitarisme (que soulignait déjà Raymond Aron, qui n’est pourtant pas communiste) ? ignorer ses omissions, ses erreurs et interprétation tendancieuses de l’extermination des juifs et du procès Eichmann ?

 peut-on ignorer, enfin, que la critique arendtienne de la modernité est foncièrement conservatrice, aristocratique et antihumaniste ? qu’elle rejette la notion des Droits de l’homme et les principes de la démocratie représentative ? qu’elle envisage même la suppression possible du suffrage universel sans inconvénient pour la démocratie ?


[1Basse, Benoît. « Chapitre 8. Hannah Arendt : vers une refondation des Droits de l’Homme ? », Yannick Bosc éd., Hannah Arendt, la révolution et les Droits de l’Homme. Éditions Kimé, 2019, p. 163. Benoît Basse fait une lecture critique de la récusation arendtienne des « droits de l’homme ».

[2H. Arendt, « Réflexions sur Little Rock » [RLR désormais], dans Responsabilité et jugement, Petite bibliothèque Payot, 2009.

[3Je précise « anglo-saxons » car les arendtiens français ignorent ou feignent d’ignorer ce problème.

[4C’est la conclusion de son article, dans cette affaire « aucun droit humain de base ni politique de base n’est en jeu » écrit-elle. 

[5Cf. la lutte des Noirs contre la ségrégation raciale dans les transports publics dont Rosa Parks est l’emblème.

[6Sur ces erreurs, cf. K. S. Belle dans Hannah Arendt et la question noire ? [HAQN désormais], Éditions Kimé, 2023, page 50 et suivantes ; jusqu’à l’erreur d’Arendt sur la photo - elle confond celle de Dorothy Counts prise à Charlotte pour des événements similaires, avec celle d’Elisabeth Eckford à Little Rock – la photo est pourtant censée étayée de façon décisive l’analyse d’Arendt : « si vous regardez correctement la photo, vous verrez ce que je vois ».

[7H. Arendt, RLR, p. 254-255.

[8H. Arendt, RLR, p. 255

[9Sur le parvenu et le paria, voir l’introduction de K. S. Belle à HAQN p. 35 et suivantes.

[10H. Arendt, RLR, p. 252. Il y a tant de passages analogues, que K. S. Belle ne mentionne même pas celui-là, si représentatif de ses jugements sur les Noirs. Il corrobore l’analyse de Belle : « la thèse d’Arendt implique que les parents noirs sacrifieraient la dignité de leurs enfants (…) en les forçant à passer d’un groupe à un autre » (
K.S. Belle, HAQN, p. 61).

[11Ibid.

[12Une conception d’inspiration rousseauiste en somme : « Aimez l’enfance (…). Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? » (J.J. Rousseau, L’Émile, Livre II).

[13H. Arendt, RLR, p. 270-271.

[14H. Arendt, RLR, p. 249 et K. S. Belle, HAQN, p. 61-62 pour le début de la citation dont je suis la traduction modifiée. Arendt n’a manifestement aucune idée de ce qui se passe dans la tête d’un parent noir, voir K. S. Belle, HAQN, pages 63-65.

[15K. S. Belle, HAQN, p.58.

[16Cf. note 10.

[17H. Arendt, RLR, p. 251 ; K. S. Belle, HAQN, p. 67.

[18H. Arendt, « A reply to Critics » (1959), cité par K. S. Belle, HAQN, p. 66.

[19H. Arendt, RLR, p. 260 et K. S. Belle, HAQN, pages 90-91.

[20Citée par et K. S. Belle, HAQN, p. 94, et figurant dans les « Remarques Préliminaires » ajoutées par Arendt à ses « Réflexions sur Little Rock », ne figurant pas dans la traduction française chez Payot. {}

[21Ibid. ; ce type de jugement illustre clairement, s’il le fallait, la différence entre la conception aristocratique et conservatrice d’Arendt et la conception égalitaire et progressiste de John Dewey qui écrit « Celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse » (J. Dewey, Le Public et ses problèmes, Folio essais, Galimard, 2015, p. 309). En France, de nombreux articles consacrés à la relation entre démocratie et expertise font référence à ce texte. Mais on en trouve aucun qui fasse référence à la version plus intéressante qu’en donne Dewey dans l’article (non traduit) « Democracy and educational administration » (dans The problems of men, New York : Philosophical Library Inc., 1946, p. 57 et suivantes). Dewey admet fort que « les individus immergés dans la masse de la masse submergée [puissent] ne pas être très avisés ». Mais il y objecte deux considérations :

 l’une pragmatique : « Mais il y a une chose sur laquelle ils sont plus avisés que n’importe qui d’autre, c’est quand il s’agit de savoir où la chaussure pince et quels sont les problèmes dont ils souffrent. » (J. Dewey, « Democracy and educational administration », op. cit., p. 58-59).

 l’autre philosophique et politique : même « si ce que nous appelons l’intelligence est distribuée en quantités inégales », elle l’est de façon « suffisamment générale pour que chaque individu ait quelque chose à apporter, dont la valeur ne peut être appréciée que lorsqu’elle se compose avec celles des autres pour former l’intelligence collective finale constituée des contributions de tous ». (J. Dewey, Ibid., p. 60).

[22Phobie qui mélange la répulsion horrifiée et l’attraction refoulée (dont témoigne leurs représentations fantasmatiques de la vigueur sexuelle des Noirs).

[23On ignore souvent que le combat du Ku Klux Klan a très longtemps été considéré comme fondé, juste et honorable ; à ce point que trois présidents américains, et non des moindres, en furent membres (il s’agit d’Harding, Hoover et Truman).

[24Sur la question du mariage comme droit inaliénable et sa discussion, voir le chapitre 2 (HAQN, pages 81-110) et notamment la section intitulée « Arendt et ’l’ordre des priorités selon l’homme blanc’ », pages 95-101.

[25K. S. Belle, HAQN, p. 97.

[26K. S. Belle, HAQN, p. 98.

[27K. S. Belle, HAQN, p. 109.

[28H. Arendt, RLR, p. 252 et K. S. Belle, HAQN, p.71. Raisonnons avec Arendt sur la question française de la « carte scolaire ». Instaurée en 1963, elle a été supprimée en 2007 par le gouvernement conservateur de l’époque. La mixité scolaire a régressé, la baisse des effectifs dans certains collègues s’est traduite par une plus grande concentration des facteurs d’inégalités. Pour Arendt, la carte scolaire serait clairement liberticide : seule une dictature (comme la France ?) peut en avoir l’idée.

[29K. S. Belle, HAQN, p.76.

[30Cf. K. S. Belle, HAQN, « les trois sphères de la vie humaine », pages 111-138.

[31Trop brèves, car Arendt ne fait jamais d’exposé systématique. Comme Heidegger, elle récuse l’approche catégoriale de la philosophie ; elle se réclame seulement de la « pensée ». Elle distribue des notations, des remarques accompagnées de citations érudites, qui, lues isolément, exposent au contresens. Il faut alors rassembler ce qu’elle disperse, reconstituer son réseau conceptuel. Je publierai sur mon site (https://essais-critiques.fr/) une série d’articles sur le lexique arendtien, pour introduire à la pensée d’Arendt, en faciliter la compréhension et la lecture critique.

[32Pour comprendre ces affirmations déconcertantes au premier abord, je ne peux que renvoyer à ma série d’articles à paraître sur le lexique et la pensée d’Arendt (cf. ma note précédente).

[33Voir K. S. Belle, HAQN, p. 143. Cette conception éminemment aristocratique de l’action politique est assumée comme telle par Arendt et constamment réaffirmée. L’espace « public » est le lieu où il est donné à quelques hommes (« the few  ») de briller par des actions « extraordinaires », ce qui les élèves au-dessus de la multitude, de la foule des hommes-moyens, des « nombreux » (the many).

[34Hannah Arendt, De la Révolution, Gallimard, coll. folio essais, 2013 (rééd. 2021). Pour l’analyse de K. S. Belle, cf. le chapitre 4 « Le but de la révolution est la fondation de la liberté », HAQN, p.139-171.

[35Si elle qualifie bien l’esclavage de « crime primordial », c’est aussitôt pour en amoindrir l’importance. Elle nous assure que les Pères de la Révolution américaine en avait conscience, qu’ils en tremblaient même, parce qu’ils « étaient convaincus que l’institution de l’esclavage était incompatible avec la fondation de la liberté » (p. 105-106). On se demande alors pourquoi ils ont si peu fait pour empêcher la perpétuation de ce « crime primordial ».

[36H. Arendt, De la révolution, p. 89.

[37Ibid., p. 136.

[38Ibid., p. 169 ; et K.S. Belle, HAQN, p. 155.

[39H. Arendt, RLR, p. 264 et K. S. Belle, HAQN, p. 125.

[40Quand Arendt compare quelque chose d’aussi grave que la discrimination et ségrégation raciales qui frappent les Noirs au désir de juifs qui aimeraient se retrouver entre eux dans un club de vacances, on se demande si elle le fait exprès ou si elle a perdu la tête. Elle est donc incapable de saisir la différence entre l’interdiction faite à des Noirs d’aller dans certaines écoles, dans des restaurants, des hôtels, et le choix d’un groupe de juifs ou de quakers de passer des vacances ensemble ? Relevons au passage la sympathie d’Arendt pour les modes sociaux communautaristes d’existence.

[41H. Arendt, RLR, p. 264 et K. S. Belle, HAQN, p. 113.

[42H. Arendt, RLR, p. 263 et K. S. Belle, HAQN, p. 97.

[43H. Arendt, RLR, p. 260 et K. S. Belle, HAQN, p. 114.

[44H. Arendt, RLR, p. 266 et K. S. Belle, HAQN, p. 113-114.

[45H. Arendt, RLR, 270.

[46La formule « séparés mais égaux » est dérivée d’une loi de Louisiane de 1890 qui utilise en fait l’expression « égaux mais séparés ». C’était la doctrine juridique du droit constitutionnel des États-Unis depuis sa confirmation par une décision de la Cour suprême en 1896. Sur cette doctrine, sa discussion, et la position d’Arendt, voir K.S. Belle, HAQN, pages 69-80.

[47Il faut attendre en effet 1954 (l’arrêt Brown v. Board of Education) pour que la Cour suprême déclare inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles avec ce motif : même si les écoles séparées pour les noirs et les blancs étaient de qualité égale en termes d’installations et d’enseignants (ce qu’elles n’étaient évidemment pas), la ségrégation était intrinsèquement préjudiciable aux élèves noirs et donc inconstitutionnelle.

[48H. Arendt, RLR, p. 254.

[49H. Arendt, RLR, p. 264 et K. S. Belle, HAQN, p. 98.

[50H. Arendt, RLR, p. 265 et K. S. Belle, HAQN, p. 115.

[51Tous ces exemples finissent par donner la nausée. Ils donnent l’impression qu’elle juge de ces questions, non par un exercice de pensée élargie consistant à se mettre à la place des autres pour comprendre leurs problèmes, mais par référence exclusive à son propre cas, à ses préoccupations personnelles : le théâtre, le musée, pouvoir se marier avec qui on veut (Arendt savait par expérience ce que signifiait les lois de Nuremberg interdisant le mariage entre allemand et juif).

[52H. Arendt, RLR, p. 264.

[53Même sa tentative d’isoler le cas des hôtels, centre de loisirs et autres lieux de vacances, ne tient pas. Comment un État démocratique pourrait accepter la constitution d’établissements destinés à recevoir du public dont les règles violeraient ouvertement le droit fondamental à la non-discrimination ? S’il l’acceptait, cela reviendrait à approuver de fait la légitimité des pratiques de discriminatoires. De ce point de vue, l’exemple d’Arendt de lieux de vacances réservés aux seuls juifs dans la logique discriminatoire des clubs sportifs privés (réservés à une certaine « clientèle »), et, plus anciennement, des associations et corporations interdites aux femmes, aux Noirs, aux juifs, ou aux américains d’origine asiatique.

[54H. Arendt, RLR, p.252 : « Si toutefois j’étais fermement convaincue que la situation dans le Sud pouvait être matériellement améliorée par l’intégration scolaire, j’essaierais — peut-être avec l’aide des quakers ou de tout autre corps de citoyens pareillement inspirés — d’organiser une nouvelle école pour les enfants blancs et noirs, et de la gérer comme un projet pilote, afin de convaincre d’autres parents de changer d’attitude. »

[55Sur cet épisode, voir K. S. Belle, HAQN, note 4 pages 70-71.

[56H. Arendt, RLR, p. 267.

[57Le rapport entre la charité et la justice est une question traditionnelle en philosophie. Et en conclusion de sa réflexion sur « l’iconographie de l’abbé Pierre » dans ses Mythologies, Roland Barthes écrit : « je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. » Les Noirs américains peuvent donc toujours s’adresser aux Quakers, comme les affamés français aux Restos du cœur ou à la soupe populaire.

[58K. S. Belle, HAQN, p. 200.

[59E Faye, Arendt et Heidegger : la destruction dans la pensée, Albin Michel, coll. Espaces Libres, 2020, p. 433. Faye souligne également cette continuité des thèses d’Arendt de la Condition de l’homme moderne à ses Réflexions sur la révolution hongroise et à son essai De la Révolution (cf. pages 431-436).

[60Fanon dit que c’est la seule façon pour les colonisés, sans cesse humiliés, moqués, infériorisés, de s’en libérer et de reconquérir de ce fait leur dignité d’homme. Voir K. S. Belle, HAQN, pages 219-236.

[61Sur la manière dont Arendt voit les Africains, cf. K. S. Belle, HAQN, pages. 189-201. Voir aussi l’analyse par Emmanuel Faye de l’utilisation par Arendt de la nouvelle de Conrad, Au cœur des ténèbres qu’elle présente comme « l’ouvrage le plus éclairant sur la race en Afrique » (sic), dans Arendt et Heidegger, Albin Michel, coll. Espaces libres,2020, pages 111-116.

[62H. Arendt, Les origines du Totalitarisme, p. 439 et K. S. Belle, HAQN, p.194.

[63H. Arendt, Les origines du Totalitarisme, p. 461 et K. S. Belle, HAQN, p.197-198.

[64K. S. Belle, HAQN, p. 269.

[65L’article est paru le 23 mars 2023 dans Libération qui en revanche, fait silence sur le livre de Belle. Cf. https://www.liberation.fr/idees-et-debats/hannah-arendt-nappartient-pas-a-la-droite-20230322_IT6VS4HRYVGELB4RT6ITHB7Q2Q/ ; cf. aussi la réponse d’Emmanuel Faye https://www.humanite.fr/en-debat/hannah-arendt/hannah-arendt-une-philosophe-de-gauche-790084