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Notes de lecture

de Nicole Grataloup

vendredi 9 mai 2014, par Acireph

Notes de lecture

  • F. Cossutta, P. Delormas, D. Maingueneau(éds), La vie à l’oeuvre, le biographique dans le discours philosophique, Lambert-Lucas, 2012
  • F. Cossutta, F. Cicurel (éds), Les formules philosophiques, Lambert-Lucas, 2014.

Le GRADPhi (Groupe de recherche sur l’analyse du discours philosophique) mène, depuis sa fondation en 1993 par Frédéric Cossutta (alors directeur de programme au Collège International de Philosophie) un travail qui renouvelle l’approche des textes philosophiques, et peut en ce sens grandement contribuer au renouvellement des pratiques de l’enseignement de la philosophie. Ce en quoi, il intéresse l’ACIREPh.

Cette approche, comme l’indique le nom du groupe de recherche, consiste appréhender la philosophie comme discours, dans une double filiation. D’une part, celle du Foucault de l’Archéologie du savoir : « la philosophie est une activité régie par des normes, des règles, des modes d’élaboration, de transmission, d’apprentissage. Le statut du philosophe et celui de la philosophie varient selon le lieu et les époques comme le montre la diversité des institutions et des actes dans lesquels ils s’inscrivent. » (La vie à l’œuvre, p. 10). D’autre part, celle du déplacement qui s’est opéré dans la linguistique dans les années 60-70, vers une linguistique de l’énonciation, des actes de langage et des genres du discours [1] : « L’étude des textes eux-mêmes […] doit prêter une attention particulière à toutes les opérations qui en font le dépôt d’une activité discursive où une pensée se cherche, se construit, s’expose en mobilisant toutes les ressources d’un travail d’écriture qui vise la formulation doctrinale la plus précise, mais qui en prépare aussi la réception : formes d’énonciation, formes d’adresse, choix de genres, moyens rhétoriques et stylistiques. » (ibidem).

J’ai déjà eu l’occasion de dire combien cette approche pouvait être féconde en ce qui concerne l’apprentissage par les élèves de l’écriture philosophique dans mes propres travaux et recherches avec le secteur philo du GFEN, et je voudrais ici présenter les deux derniers ouvrages du GRADPhi, parus récemment.

Le premier, La vie à l’œuvre, le biographique dans le discours philosophique , cherche à « modifier le regard sur le rôle joué par la dimension biographique en philosophie »,trop souvent réduite à l’opposition entre texte (considéré comme l’essentiel) et contexte (considéré comme contingent et circonstanciel). Comme le dit D. Maingueneau dans son chapitre « la biographie des philosophes dans une perspective d’analyse du discours », « il faut plutôt sortir de l’immémoriale topique de l’ « intérieur » et de l’ « extérieur » du texte, réfléchir véritablement en termes de discours philosophique » (p.21). Cela conduit les auteurs à s’intéresser aux multiples « genres de discours » qui, dans le corpus des textes philosophiques, sont fortement marqués par la dimension biographique : correspondances, autobiographies intellectuelles, journaux, préfaces, interventions, entretiens, dont on ne peut nier qu’ils appartiennent de plein droit à l’œuvre d’un philosophe et constituent autant d’expressions de leur doctrine indexées à des contextes d’énonciation particuliers ; mais aussi à s’interroger sur la façon dont le biographique participe de l’élaboration de la doctrine elle-même.

Ainsi Dominique Maingueneau propose (p.29 sq) la distinction entre la personne, le philosophe et l’inscripteur (lui-même dédoublé en énonciateur et auteur) : « En invoquant un nom propre, on ne désigne que l’entrelacs mouvant d’instances qui s’enveloppent : un état-civil, une trajectoire de philosophe et un processus d’énonciation […] Aucune de ces instances n’est isolable ou réductible aux autres, leur écart est la condition de la mise en mouvement de création intellectuelle ». Il montre comment « dans le Discours de la Méthode de Descartes, le lecteur est confronté à un « énonciateur » qui raconte la vie de la « personne » qui a construit une trajectoire de « philosophe », laquelle le mène de la scolastique à une doctrine nouvelle. Parcours qui ne fait qu’un avec l’exposition de cette doctrine. Une bonne part de la séduction qu’exerce ce texte tient précisément à cela : les 3 instances montrent leur différence et leur unité, dans le mouvement d’une énonciation ».

Nul doute que travailler avec des élèves ces trois instances et leurs fonctions respectives pourrait les aider à se repérer dans les exigences de la dissertation par exemple, lorsqu’on leur demande à la fois l’expression d’une pensée personnelle, la visée d’universalité,l’utilisation des auteurs, l’agencement d’un discours ordonné,(et que subsiste partout dans les manuels méthodologiques l’absurde bannissement du « je » !) ; bref à y voir un peu plus clair dans les questions« qui parle(nt)dans une dissertation ? A qui s’adresse-t-elle ? Sous quel régime d’énonciation ? ».

Son chapitre comporte aussi une très intéressante analyse de l’allocution prononcée par Hegel là l’ouverture de ses leçons à l’Université de Berlin le 22 octobre 1818.

Bruno Clément dans le chapitre « Ce que la méthode doit à la vie »s’intéresse au« récit méthodique »soit l’ensemble des textes où les auteurs racontent de quelle façon et dans quelles circonstances ils ont découvert et élaboré leur « méthode » : « un récit écrit à la première personne du singulier se propose un objectif théorique, spéculatif ». (p.54)

Il analyse les raisons et la signification philosophique du fait que Descartes ait choisi la forme du récit (dans leDiscours de la Méthode) pour exposer sa méthode et le parcours biographique et intellectuel qui l’y mena, alors que Pascal, au contraire, se refusa à tout récit de ce type (le « Mémorial » relatant son illumination de 1654 ne devait en effet pas figurer dans son œuvre, même si les éditeurs ne respectèrent pas cette décision).

Frédéric Cossutta, dans le chapitre « Le statut du biographique dans le discours philosophique », distingue la vie du philosophe, la vie de philosophe, et la vie philosophique, et montre comment ces trois « figures » du biographique s’entrecroisent et se reconfigurent différemment selon les époques et les courants philosophiques. Par exemple, comment les « vies de philosophes » sont un genre textuel qui assure la mise en forme narrative de la « vie du philosophe » en « vie philosophique », en s’appuyant sur le récit par Diogène Laërce de la vie de Pyrrhon.

Il montre aussi comment, alors même que le philosophe, dans la visée universalisante de l’exposé de sa doctrine, cherche à neutraliser et à effacer, les éléments contingents et subjectifs de son élaboration, il n’en est pas moins contraint d’expliciter dans des textes « marginaux » (préfaces, postfaces, entretiens, autobiographie intellectuelle etc..)les liens entre ses œuvres, de les situer les unes par rapport aux autres, afin de construire une œuvre cohérente. D’où sa thèse du « biographique comme médiation entre doctrine et œuvre » (p.137).

Il analyse ensuite les genres philosophiques comme la confession, la méditation, le journal intime, la rêverie, qui, d’Augustin à Kierkegaard en passant par Descartes, Rousseau et Nietzsche,instituent « la particularité d’une vie comme condition d’accès à la vérité de l’existence » (p. 140) ; et montre que pour certains auteurs, on peut aller jusqu’à dire que « le biographique se fond dans le philosophique en devenant le ressort même de l’écriture et un rouage essentiel de la doctrine » (p. 145).

Outre ces trois contributions, sur lesquelles j’ai voulu insister, l’ouvrage comporte aussi des textes de : Dinah Ribard sur les vies de philosophes à l’époque moderne, Pascale Delormas sur Rousseau, Jean-François Bordron sur Maine de Biran et Christophe Giolito sur Auguste Comte.

Le deuxième livre  Les formules philosophiques est sous-titré Détachement, circulation, recontextualisation . Il s’intéresse à tous ces énoncés courts qui sont détachés d’une œuvre, et ne cessent de circuler et d’être recontextualisés de multiples manières dans tous types de discours, y compris hors de la sphère philosophique : par exemple « on ne se baigne jamais dans le même fleuve », « connais-toi toi-même », « la mort n’est pas à craindre », « l’homme est un loup pour l’homme », « l’existence précède l’essence » etc…

L’ouvrage « se propose d’analyser la nature, la forme et les fonctions discursives de ces énoncés détachés qui opèrent comme un condensé de sagesse ou de doctrine en formulant l’essentiel d’une position qui devient alors identifiable et facilement accessible sous forme mémorable » (p. 10). Il s’agit de se demander quels rôles ces « formules » jouent d’une part dans l’élaboration de la discursivité philosophique, d’autre part dans les polémiques philosophiques à travers les gloses, commentaires et interprétations, enfin dans la transmission et la diffusion de la philosophie par les manuels, dictionnaires, cours et bien sût par l’enseignement.

Alain Lhomme, dans le premier chapitre du livre « Formules philosophiques et écriture formulaire », s’intéresse d’abord aux conditions de détachabilité (sur lesquelles revient aussi J.F. Bordron dans le chapitre suivant « Figures du détachement ») des énoncés philosophiques, conditions rhétorico-syntaxiques, conditions sémantiques et conditions rhétorico-stylistiques, et aux aventures plus ou moins heureuses de leur« seconde vie » (celle qu’ils mènent après avoir été détachés du texte source) : ils peuvent fonctionner comme « emblèmes », voire comme slogans, rejoindre la cohorte des maximes de la « sagesse des nations », subir des distorsions ou déperditions de sens, voire donner lieu à des contresens.

Mais si on se place du point de vue de leur rôle dans le texte source, on peut voir comment les « formules » fonctionnent comme « une véritable matrice génératrice », le texte étant alors le déploiement (ou le « développement » au sens mathématique) d’une formule. Cette idée, qui amène l’auteur à parler d’ « écriture formulaire » pour désigner « la façon dont le texte configure, dans le procès même de son écriture, une partie des opérations qu’il invite son lecteur à effectuer » (p.35), est exemplifiée par l’analyse de textes de Bergson, de Marx, de Feuerbach, de Hegel, de Pascal… Mais pour percevoir cela, « il faut, contre toute une tradition scolaire, admettre une bonne fois pour toutes que la rhétorique elle-même est pensante. Autrement dit, que les figures du discours sont des figures de pensée » (p. 51).

Frédéric Cossutta, dans le chapitre « Le rôle des formules dans le discours philosophique », s’attache dans un premier temps à préciser la distinction entre « formule » et « citation » (tout fragment d’un texte est citable, mais la formule possède des caractéristiques qui l’objectivent comme telle et permettent sa reconnaissance par le lecteur), et entre « formule » et « thèse ».

Il analyse d’abord le rôle des formules dans l’interdiscours philosophique : « messagères doctrinales », elles circulent et se reconfigurent dans des textes seconds qui assurent la médiation entre les œuvres, les œuvres et leurs lecteurs, entre les lecteurs, elles participent ainsi à un « incessant mouvement de réappropriations formulaires liées à la communication, à la transmission et aux apprentissages » (p. 85) qui fait vivre et réactive les œuvres philosophiques bien au-delà du strict champ de la philosophie, jusque dans l’espace public et les autres formes de discours.

Ensuite, en ce qui concerne leur rôle dans l’élaboration d’une philosophie(pp. 89-94), les formules contribuent à résoudre deux sortes de tensions inhérentes au discours philosophique.D’une part la « tension entre le statut d’idéalité d’un ensemble doctrinal et la nécessité dans laquelle il est de se déployer dans la matérialité discursive des œuvres » : la formule constitue à la fois le point de condensation maximale d’une doctrine, et le germe de son redéploiement dans les différents textes et les diverses formes d’exposition que son auteur élabore, en fonction des circonstances, du public et du but visés etc.. D’autre part, la « tension entre la singularité d’une voix, d’un corps, d’un ethos portés par l’énonciation philosophique et la nécessaire généralisation d’un discours qui désingularise l’énoncé doctrinal pour lui donner une portée universelle » :car la formule est à la fois un énoncé universalisant et la marque, le « sceau » qui le rattache à une identité philosophique reconnaissable et originale.

Dans le chapitre « Mots d’ordre, mots de passe en philosophie : les énoncés formulaires », Francine Cicurel s’intéresse au rôle des formules dans la transmission(par la lecture, par l’enseignement, par la vulgarisation) des textes et de la pensée philosophiques. Supports de lecture et d’appropriation d’un texte, éléments des reprises, résumés et reformulations dans l’enseignement, les dictionnaires, les manuels etc…, objets de commentaires, les formules constituent la base d’une multiplicité de transformations que subissent les textes philosophiques en vue de leur transmission, et dont F. Cicurel analyse les différentes formes et processus. Elle illustre son propos par l’étude de deux textes (l’un sur Husserl, l’autre sur Heidegger) où Lévinas expose les fondements de la phénoménologie afin de la faire connaître au public français.

L’ouvrage comporte en outre des textes de Malika Temmar (« Formules, sentences, maximes, la glose en philosophie : l’exemple de Merleau-Ponty »), Khodayar Fotouhi (« Entre Foucault et Derrida : le sort d’un énoncé cartésien »), Alain Rabatel (« Des formules aphoristiques (dans le Dictionnaire philosophique de Comte-Sponville au service du sujet philosophant : coénonciation, surénonciation, sousénonciation ») et Dominique Maingueneau (« La formule philosophique et ses commentaires »).

Outre l’intérêt qu’on peut y prendre en tant que lecteurs de textes philosophiques, l’intérêt pédagogique de ce livre est grand. Certaines de ces « formules », en effet, nos élèves les connaissent souvent quand ils arrivent en Terminale (je pense par exemple à l’universelle renommée de « l’homme est un loup pour l’homme » !) ; même s’ils n’en comprennent que très partiellement le sens, elles sont là comme un signe de reconnaissance d’apprentis philosophes qui voudraient bien en savoir plus, mais vous font savoir qu’ils savent déjà cela… Ces formules, nous les utilisons dans nos cours, nous les commentons, nous en servons comme des entrées dans la pensée d’un auteur (comme le dit D. Maingueneau, ces « formules clé » sont à la fois des « clés de porte » et des « clés de voûte »(p. 202)), nous incitons les élèves à les mémoriser pour retenir « l’essentiel » de la pensée d’un auteur, nous nous servons de leur forme de maxime ou d’aphorisme, parfois énigmatique, pour enclencher une réflexion qui en déploie tous les sens et permet de problématiser une question etc… Ce livre peut nous éclairer sur ce que nous faisons quand nous faisons tout cela, et fournir une multitude d’exemples utilisables en classe.

Mais il nous met aussi sur la voie de différentes possibilités de faire travailler les élèves sur l’écriture et la lecture philosophiques, justement parce qu’il se situe dans la perspective de l’analyse du discours philosophique. Et bien qu’il ne soit pas du tout un livre de didactique de la philosophie, certaines de ses analyses et formulations sont en quelque sorte « prêtes » à être traduites en dispositifs pédagogiques. Je n’en donnerai que deux exemples : « rédiger un texte c’est le reformuler constamment à mesure qu’on l’élabore, c’est écrire d’un jet puis reprendre, corriger et faire ressortir, en préparant leur autonomisation, les points saillants du discours » (F. Cossutta, p. 101) ; et « lire c’est certes pouvoir déchiffrer et interpréter en fonction de ses propres normes et des usages en circulation mais c’est aussi pouvoir faire un réel travail de construction, c’est observer ce qui n’est pas immédiatement visible et que demande l’exigeante activité de la lecture philosophique. S’attacher à ce qui fait formule est en quelque sorte aller sur la trace d’une pensée » (F. Cicurel, p. 129).

A nous d’en faire notre miel.

Nicole Grataloup


[1Pour une présentation plus détaillée des enjeux philosophiques, épistémologiques et méthodologiques de cette approche, on pourra se référer au n° 119 de la revueLangages(septembre 1995) :L’analyse du discours philosophique, coordonné par F. Cossutta.