Accueil > Les pratiques > La question des connaissances > Les sciences cognitives dans le cours de philosophie

Les sciences cognitives dans le cours de philosophie

Intervention de Daniel Andler aux journées d’études de l’Acireph d’octobre 2002

dimanche 27 octobre 2002, par Acireph

L’EXEMPLE DE « LA CONSCIENCE »

par Daniel ANDLER

 

L’objet de mon intervention n’est pas de vanter les mérites ou la pertinence des sciences cognitives, mais d’en discuter philosophiquement avec vous. En effet, la question de l’apport des sciences cognitives à l’enseignement de la philosophie au lycée ne va pas de soi.

 

1. Que sont les sciences cognitives ?

L’expression « sciences cognitives » est d’usage relativement récent en français, ce qui leur donne parfois encore aujourd’hui une apparence de « gadget » qui agace. Débarquée en France il y a à peu près 20 ans, elle s’était répandue aux États-Unis et dans les pays de langue anglaise environ 15 ans auparavant. Cela fait donc plus d’une trentaine d’années qu’on parle d’« études » ou de « sciences cognitives », ou de « sciences de la cognition ». La formule « psychologie cognitive » a été introduite pour la première fois sous la forme de titre d’un manuel de psychologie, celui d’Ulrich Neisser en 1967 : Cognitive Psychology. Le concept est encore antérieur : les sciences cognitives se sont formées dans les années 50. Il s’agit par conséquent d’un programme de recherche qui n’a pas moins d’un demi-siècle, ce qui, pour un gadget, n’est pas rien. Il a l’âge de beaucoup d’entre nous ; il n’a pas disparu, ni croulé sous le ridicule. Aucun nouveau gadget n’a pris sa place. Cette stabilité laisse donc présumer que les sciences cognitives ont une certaine pertinence, voire une certaine fécondité.

Il n’est pas plus facile de définir les sciences cognitives qu’une autre science : vous dites certainement à vos élèves qu’on ne peut pas définir les mathématiques comme la science des figures et des nombres, parce que pour en tirer quelque chose, il faudrait savoir ce qu’est une figure et un nombre, et accessoirement ce qu’est une science, sans compter qu’il y a, en mathématiques, bien d’autres objets que figures et nombres. On procède dans ce genre de situation par approximations successives, ou par un mouvement d’aller-retour entre la pratique de ces sciences et la réflexion sur elles. Je juge quant à moi utile de cerner les sciences cognitives par trois côtés, en faisant converger : 1) une caractérisation historique : c’est un courant de recherche, la rencontre, historiquement située, d’un certain nombre d’idées ; 2) une caractérisation extensionnelle : on trouve, dans cette discipline, de la psychologie, de la logique, des neurosciences, de la philosophie, etc. ; 3) une caractérisation intensionnelle : les sciences cognitives se sont forgées autour d’une hypothèse maîtresse, en elle-même discutable, et aujourd’hui largement mise en question. Ici se pose une question philosophiquement intéressante : quel est le lien entre les sciences cognitives et cette hypothèse, sachant que celle-ci est aujourd’hui très largement contestée ?

Origines

Les sciences cognitives remontent loin, aux Grecs anciens. Tout le versant de la philosophie occidentale qui touche à la connaissance en est une préfiguration. Certains auteurs de la tradition, vous les connaissez, ont particulièrement axé leur réflexion sur ces questions-là, mais rares sont ceux, du moins jusqu’à Kant inclus, qui ne les ont pas au moins abordées. Pour reprendre un mot de Howard Gardner, les sciences cognitives sont très jeunes, mais leur ordre du jour est très vieux car c’est tout bonnement celui de la philosophie occidentale. Il s’agit certainement d’une simplification, mais elle est plus pertinente que la description qui relie les sciences cognitives à l’hypothèse quelque peu farfelue de l’intelligence artificielle, en vogue dans les années 50 ou 60. Les sciences cognitives ne sont pas tant le développement des recherches sur l’intelligence artificielle que le début de la réalisation scientifique d’un programme de recherche élaboré par la tradition philosophique.

Pour ce qui est de l’histoire plus immédiate, je trouve commode d’assigner la naissance des sciences cognitives à ce qu’on appelle parfois la première cybernétique, au milieu des années 40. En 1943, trois articles importants, publiés en même temps et diffusés dans un milieu confidentiel, ont donné naissance à ce que Norbert Wiener a baptisé du néologisme ’cybernétique’ (la science du gouvernement des systèmes, de la racine grecque commune aux termes désignant le gouverneur, le gouvernail, gouverner). La cybernétique était un programme de recherche extrêmement ambitieux qui visait à créer une théorie unifiée des machines complexes (capables d’auto-organisation et d’autonomie), de l’esprit et du cerveau humain (les deux étant à rapprocher, sans nécessairement se confondre), et de la société, à partir des concepts de contrôle et de communication.

Un tel projet s’est appuyé sur une certaine conceptualisation de la machine, mais il a agi en retour sur elle. Il était clair qu’on ne pouvait pas constituer un modèle satisfaisant de l’esprit humain ou de la société à partir de machines simples : un esprit, pas plus qu’une société, ne ressemble en aucune manière à une moissonneuse batteuse ou à une machine à coudre, ni du reste à un central téléphonique ; à ces engins manque manifestement un élément essentiel. C’est un logicien et mathématicien, Alan Turing, qui a identifié ce facteur, qu’on pourrait peut-être désigner, au risque de simplisme, par la notion d’instruction conditionnelle : une machine qui fait tantôt ceci, tantôt cela, selon qu’au stade où elle est parvenue elle constate d’elle-même qu’une certaine condition est remplie ; une telle machine possède sur toute autre une supériorité “intellectuelle” écrasante. Turing s’est posé, au milieu des années 30 et à la suite des résultats d’incomplétude de Gödel, la question de savoir s’il existait une méthode systématique permettant théoriquement de répondre à toute question de mathématique bien posée. Il a répondu par la négative. Sa solution, géniale, incroyablement originale, repose sur une idéalisation de l’esprit humain calculant, au sens le plus littéral du terme ; et ce qu’il construit, sur le papier, c’est un modèle mécanique théorique de ce calculateur idéalisé. A partir de ce résultat (je simplifie toujours), deux équipes, l’une aux Etats-Unis, avec von Neumann (un autre des grands cybernéticiens), l’autre en Grande-Bretagne, avec Turing lui-même, ont pu construire, pour le compte de leurs armées respectives, ce qu’on appelle parfois des machines de von Neumann, autrement dit, des ordinateurs. Ces machines ont un degré de complexité, voire de mystère (comme on ne le sait pas assez, obnubilé que l’on est par l’idée qu’elles sont “idiotes”), pour qu’il devienne au moins plausible de se demander si l’esprit humain ne serait pas, sous une certaine description, dans une certaine mesure et dans certaines limites, constitué à leur image. (Les neurobiologistes, à ce stade de l’exposé, poussent des hurlements rituels, mais c’est une autre histoire que je ne pourrai sans doute pas raconter aujourd’hui.)

Si les militaires américains avaient voulu l’ordinateur, c’était d’abord pour faire les calculs nécessaires à la fabrication de la bombe atomique. Mais très vite après la guerre, d’autres applications étaient envisagées, pas seulement dans le domaine de l’armement. Par exemple les succès scientifiques et technologiques de l’Union soviétique poussaient les Occidentaux à rechercher des systèmes de traduction automatique. Vers 1950, les premiers ordinateurs civils firent leur apparition.

C’est dans cet univers culturel, scientifique, philosophique, politique et technique que les choses ont commencé à bouger dans les années 50, à Cambridge dans le Massachusetts, et dans quelques autres universités de la côte Est des États-Unis. On a vu se rapprocher, d’abord, le tout jeune Chomsky, inventeur d’une nouvelle approche de la linguistique, et certains spécialistes des ordinateurs, persuadés qu’il est possible de leur faire simuler les facultés intellectuelles humaines (c’était le programme de l’intelligence artificielle). De « number crunchers » (moulin à nombres), les ordinateurs étaient promus à la dignité de « symbol crunchers » (moulins à symboles) – dignité qu’ils n’auraient du reste jamais dû perdre, car la machine de Turing n’est un calculateur numérique qu’en vertu du fait qu’elle est, fondamentalement, un manipulateur de symboles !

Linguistes et informaticiens sont rejoints par des psychologues rejetant le cadre béhavioriste dans lequel ils avaient été formés. Après un demi-siècle de règne quasi-exclusif sur la psychologie scientifique expérimentale, aussi bien aux Etats-Unis que sur le continent et en Angleterre, ce paradigme va rapidement s’écrouler sous les assauts des jeunes Turcs de la psychologie qui entendent réintroduire l’idée d’état mental, bannie pour des raisons méthodologiques par les béhavioristes. Et c’est un philosophe et logicien du MIT, Hilary Putnam, qui propose le premier de concevoir de tels états mentaux sur le modèle de l’état interne d’une machine de Turing ou d’un ordinateur.

 

Disciplines participantes

Psychologie, informatique, linguistique, intelligence artificielle, philosophie…, c’est déjà beaucoup ; mais d’autres disciplines se joignent au mouvement. L’anthropologie, qui prendra bientôt du recul, mais fait au milieu des années 1950 une tentative sérieuse pour adhérer. Ainsi surtout que les sciences du cerveau, qu’on n’appelait pas encore les neurosciences, et qui, inversement, vont devenir toujours plus centrales au cours du demi-siècle écoulé.

Voici, donc, la philosophie dans une situation inusitée, au coude à coude avec des scientifiques. Depuis que la physique a pris son autonomie, la philosophie a pris l’habitude de l’après-coup : elle inspecte, elle “rend raison”. Mais voici qu’à nouveau une science fait mine de naître : le philosophe est mobilisé, à nouveau, pour dégager, s’il le peut, quelques points d’appui conceptuels ; à nouveau le voici dans le rôle du “philosophe naturel”. Dans un tel moment, il retrousse ses manches et laisse sa cravate d’inspecteur au vestiaire. Il travaille sur plusieurs chantiers. Il est un psychologue théorique, comme l’avait été Turing. Il est logicien, au sens large, recherchant les formalismes adéquats pour la représentation des domaines d’objet et des processus. Il est linguiste, syntacticien, sémanticien ou pragmaticien... Tantôt il en oublie presque sa fonction d’origine, tantôt il y revient, se faisant, au choix ou simultanément, philosophe des sciences, philosophe de l’esprit, philosophe du langage... : cent postures différentes sont possibles.

 

Évolution rapide

Ces sciences de la cognition ont beaucoup changé depuis leur émergence vers le milieu des années 50. D’abord, elles se sont libérées de l’obsession de la machine, et notamment de l’idée que la rigueur scientifique exige de simuler mécaniquement les activités intellectuelles : l’intelligence artificielle, a-t-on beaucoup dit dans les années 1960-70, serait l’épreuve expérimentale d’une véritable science de l’esprit. On s’est assez vite rendu compte que la simulation ne peut précéder l’analyse. L’erreur de l’intelligence artificielle, qui faisait aussi sa naïveté philosophique, c’est de s’y être mis beaucoup trop tôt. Avant de vouloir créer une machine qui voit, mieux vaudrait se demander ce que c’est que voir, question qui concerne aussi la philosophie. Le psychologue et le neuropsychologue commencent de leur côté à soupçonner que la vision est un ensemble complexe de phénomènes, et non un processus homogène. Bref, l’analyse conceptuelle et l’étude empirique des facultés naturelles, voilà ce dont la simulation ne peut faire l’économie, même si l’on peut admettre qu’une démarche d’aller et retour entre théorisation/description et simulation puisse être une bonne stratégie, du moins dans certains cas.

Les sciences cognitives aujourd’hui ne sont plus tant une informatique appliquée qu’une sorte de psychologie généralisée. Psychologie générale, d’abord : elles ne se bornent pas aux seuls processus de connaissance. Curieusement, beaucoup de psychologues un peu anciens vous diront qu’il y a la psychologie du travail, la psychologie sociale, la psychologie des émotions, la psychologie clinique, la psychologie différentielle, et, finalement, la psychologie cognitive, qui s’intéresse au raisonnement, à la mémoire, et autres processus de la pensée rationnelle. C’est une image complètement dépassée de la psychologie cognitive, laquelle se donne pour domaine l’ensemble des phénomènes psychiques, y compris les émotions, les perceptions, les rapports à autrui, etc. (Même s’il faut sans doute admettre qu’à l’heure présente, les sciences cognitives sont mieux équipées pour certains domaines que pour d’autres ; mais c’est ce qui justement est en train de changer.)

Psychologie généralisée, ensuite, au sens où ses méthodes ne se réduisent pas à celles qui faisaient que, selon Canguilhem, un philosophe digne de ce nom se devait de se détourner de cette fausse science. Les méthodes des sciences cognitives d’aujourd’hui sont très différentes : elles ne reposent pas sur l’introspection, ni sur des paradigmes expérimentaux béhavioristes ou néo-béhavioristes, extrêmement limités et artificiels. Elles recourent à une palette d’outils aussi bien théoriques qu’expérimentaux, à des instruments de mesure qui étaient encore inconnus il y a trente ou quarante ans, et à des paradigmes entièrement nouveaux.

L’une des principales sources d’innovation est évidemment les neurosciences. Ce n’est pourtant pas la seule. Un débat, qui frise souvent la polémique, sépare ceux (en général des neurobiologistes) pour lesquels c’est le retour à la tradition physiologique du xixe siècle qui a permis à la psychologie de retrouver le chemin de la science authentique (pour eux, les neurosciences sont la véritable locomotive des sciences cognitives) de ceux qui, tout en admettant sans réticence que l’étude du cerveau apporte un renfort essentiel aux méthodes de la psychologie, accordent aux linguistes et aux philosophes un rôle non moins essentiel. Celui de la philosophie est peut-être le plus central, dans la mesure où, en reprenant les problèmes traditionnels de la théorie de la connaissance, elle s’efforce d’interagir avec les psychologues, les neurobiologistes, les informaticiens, les roboticiens, les linguistes, les logiciens, les anthropologues ...., et les encourage à interagir entre eux.

 

Hypothèse princeps

Tout ce monde-là travaille autour d’une même hypothèse : celle de la double description. C’est l’idée que les mêmes faits doivent pouvoir être décrits comme une chaîne causale de phénomènes physiques, mais aussi comme une suite réglée de phénomènes mentaux. Supposer une identité entre tout phénomène mental et certains phénomènes physiques n’oblige pas à considérer, inversement, à l’instar du panpsychisme, tout phénomène physique comme un phénomène mental : une cascade ne donne pas lieu à une description psychologique plausible. Les sciences cognitives se défient des sauts vertigineux, elles cherchent à demeurer au plus près de la connaissance commune, d’un côté, de la bonne pratique scientifique, de l’autre ; sans se dissimuler que des choix ontologiques drastiques sont à faire. D’autre part, l’identité principielle entre un processus psychologique singulier et un complexe singulier de processus physiques ne nous engage ni sur la voie d’un physicalisme étroit, ni sur celle du réductionnisme. Le physicalisme étroit est évité dès lors qu’on s’autorise à faire appel non aux seules ressources de la physique mathématique fondamentale, mais à la chimie, à la biochimie, à la biologie, à toutes les disciplines intermédiaires qui touchent à la fois au vivant et aux systèmes physiques complexes. Le réductionnisme est écarté si nous reconnaissons que pour décrire systématiquement les relations entre les états et les processus mentaux, pour dégager leur intelligibilité, nous ne pouvons pas nous contenter du vocabulaire de la physique, fût-il augmenté de celui des neurosciences, de la chimie, etc.

L’idée est donc celle d’un programme naturaliste, ou matérialiste, mais non réductionniste. Une belle idée, même si on peut discuter ensuite. Certains (Jaegwon Kim par exemple, ou David Lewis) estiment qu’elle est trop belle pour être vraie, c’est-à-dire tout simplement cohérente. Elle a cependant, sous un certain angle, une sorte d’incontournabilité. Sa composante la plus forte est le naturalisme, qui prend deux formes complémentaires. Le système nerveux central, en tant que siège de la cognition, est en effet un système naturel en deux sens : il est fait d’une « denrée physique », et non de poudre spirituelle ; et il appartient à l’ordre de la nature, au sens des naturalistes (nous sommes, après tout, des animaux, produits par l’évolution naturelle). La composante la moins forte est le non-réductionnisme. Affirmer qu’on ne peut pas ramener les descriptions systématiques produites par une science de la cognition au vocabulaire de la physique, de la chimie, peut se comprendre comme un simple aveu d’impuissance, une panne d’imagination scientifique. Chomsky, en lequel beaucoup voient, à juste titre, l’un des pères de la “révolution cognitive”, doute même que nous sachions ce que nous cherchons ici, car depuis Newton, l’évidence du mécanisme s’est dissoute dans l’action à distance et la prolifération baroque des engagements ontologiques de la physique. Ainsi, selon lui, nous n’aurions pas la moindre idée de ce que serait une –“réduction” du cognitif au physique.

Reste qu’en pratique, les sciences cognitives se développent bel et bien sur deux plans partiellement indépendants. Cette autonomie relative se manifeste par exemple dans le déploiement du concept de représentation : on entend par là un état mental dont l’identité, l’individualité, est due à la fonction qu’il occupe dans l’économie complexe des autres représentations, des perceptions et des actions. Le désir de boire de l’eau est un état dont l’essence est de se combiner avec certaines croyances, telles que celle qu’il y a un verre d’eau posé sur la table à portée de la main, pour produire, toutes choses égales d’ailleurs, une action de saisie du verre d’eau.

Une représentation a, de ce point de vue, quelque chose de commun avec un tire-bouchon : c’est quelque chose de matériel, mais qui doit son identité, exclusivement, au fait qu’il sert à déboucher une bouteille. Si vous voulez, à partir de ce principe d’individuation, constituer une physique des tire-bouchons, vous n’y parviendrez pas : il y a toutes sortes de tire-bouchons qui répondent à des principes physiques différents (mécaniques, à gaz comprimé, etc.) lesquels n’ont rien de commun en tant que dispositifs matériels. La physique ne suffira donc pas à décrire les tire-bouchons, sinon de manière “disjonctive”’ et indéfinie. Vous ne pouvez définir ce qui est commun à tous les tire-bouchons qu’à partir de leur fonction (déboucher des bouteilles) et indépendamment des réalisations physiques particulières de cette fonction.

Ce fonctionnalisme (qui, soit dit en passant, se décline en plusieurs versions assez différentes, mais je passe sur ces subtilités) possède, à côté de sa version philosophique, une version pratique, qui n’est rien d’autre que la condition de possibilité d’une psychologie ne dépendant pas directement des résultats des neurosciences. Or, indice sinon preuve, cette psychologie existe bel et bien et prospère.

Il y aurait bien plus à dire, mais il est une autre lacune qu’il est beaucoup plus urgent de combler. Le schéma représentationnel, ainsi conçu, doit être complété par l’idée « computationnelle », selon laquelle il y a entre les états mentaux des passages réglés, effectués par une sorte de mécanisme, et qui fait de la cognition ou de la vie mentale une suite de transformations réglées de représentations. La notion de « transformation réglée » est précisée par l’idée de computation au sens des machines de Turing. Selon cette hypothèse, les représentations sont (c’est l’un de leurs deux visages) comme des formes qui sont manipulées et transformées en d’autres formes, véhicules d’autres contenus. Les règles de transformation appartiennent à un répertoire fini, ce qui est très important car, sinon, on aurait affaire à l’équivalent d’une machine molle, peut-être très jolie à peindre, mais incapable de produire de la cognition.

La combinaison de l’idée de représentations biface et de computation turingienne constitue l’hypothèse princeps : on l’appelle tantôt computo-représentationnalisme, tantôt fonctionnalisme. J’en ai donné une image simpliste, mais même dans ses versions développées, qui sont plurielles, elle est aujourd’hui remise en question. D’abord la notion de computation est largement battue en brèche, à cause de la prise en compte de machines très différentes des machines de Turing, qu’on appelle parfois systèmes connexionnistes ou encore des réseaux de neurones formels. Et elle est aussi remise en cause par le fait que beaucoup de scientifiques ne croient pas du tout à notre dualisme de philosophes : eux — tous les Changeux de ce monde — sont franchement réductionnistes ; ils pensent qu’il n’y a pas de différence de principe entre une science de l’esprit et une science du cerveau.

 

2. La conscience comme problème scientifique

Après avoir tracé à traits épais ce tableau général, je voudrais en venir maintenant à la question plus précise sur laquelle vous m’avez invité à intervenir : la conscience.

Comme la science oscille ! Dans le numéro de juillet 2002 du Scientific American, à la rubrique “Il y a un siècle”, on apprend qu’en 1902, le président de l’Association américaine pour l’avancement des sciences affirmait que la conscience est à la fois le plus ancien problème de la philosophie et le plus récent problème de la science, que la conscience doit être considérée comme un phénomène biologique, que le biologiste doit l’étudier, qu’il doit essayer d’en savoir toujours davantage sur ce phénomène central. Le positivisme de l’époque conduit notre visionnaire à formuler une clause de prudence : l’expérience prouve que si le biologiste parvient souvent à découvrir le comment d’une certaine fonction, il reste souvent incertain du pourquoi. Cette réserve de pure forme ne doit pas cacher l’essentiel : la conscience vue comme un problème scientifique. Or, une cinquantaine d’années plus tard, dans un ouvrage qui fut outre-Manche quelque chose comme les Mots et les choses de l’époque, Le concept d’esprit (The Concept of Mind, 1949 – traduit chez Payot, il va être prochainement réédité), Gilbert Ryle défendait, sur le terrain philosophique, un béhaviorisme radical : il pensait qu’il n’y avait aucune réalité correspondant aux concepts mentalistes classiques comme la conscience, la croyance, la volonté, etc. Les sciences cognitives, nées dans cette atmosphère, ont longtemps gardé du béhaviorisme, sur les ruines duquel elles se sont pourtant installées, sa méfiance à l’égard de la conscience, et l’ont écartée de leur ordre du jour.

 

L’intentionnalité d’abord

Le philosophe Daniel Dennett, qui fut à Oxford l’élève de Ryle, a proposé, il y a une trentaine d’années, une sorte de compromis. La conscience, disait-il dès son premier livre, Content and Consciousness (non traduit), est bel et bien en droit un problème scientifique, mais les sciences cognitives ne sont pas conceptuellement préparées à l’aborder. Il leur faut auparavant disposer, avec l’aide des philosophes, du problème de l’intentionnalité.

De fait, qu’ils aient ou non été convaincus par les arguments de leur collègue, cette stratégie est bien celle qu’ont suivie, dans leur grande majorité, les philosophes de l’esprit (on traduit par ’philosophie de l’esprit’ ce qu’on désigne en anglais par “philosophy of mind”, et qui ne diffère pas beaucoup de la philosophie de la psychologie, ou encore de la psychologie philosophique – rien, à voir, donc, avec un philosophie du spirit !). Ils ont pris pour problème central l’intentionnalité, y voyant une condition de la conscience, ou de certaines formes de la conscience. Dire que les états mentaux sont intentionnels, ou doués d’intentionnalité, c’est dire qu’ils sont pourvus d’une flèche directionnelle, référentielle. Les états mentaux sont « à propos » d’autre chose que d’eux-mêmes : un état de croyance renvoie à un fait, à un état de chose, réel ou irréel ; une croyance perceptive, par exemple, renvoie à ce qui est (véridiquement ou non) perçu, et qui est réputé appartenir au monde extérieur, qui n’est en tout cas pas “contenu” dans l’état mental lui-même. Un être conscient est d’abord un être capable de tourner son œil mental vers quelque chose. C’est pourquoi il est apparu aux philosophes, aux linguistes et à certains psychologues, qu’il fallait commencer par traiter ce problème avant d’aborder celui de la conscience.

 

Philosophie et neurosciences s’attaquent à la conscience

Comme une solution parfaitement satisfaisante se faisait attendre, il y a une vingtaine d’années, nos philosophes ont changé leur fusil d’épaule et décidé qu’après tout on pouvait peut-être s’attaquer directement à la conscience. Ils n’avaient d’ailleurs guère le choix, car les neurosciences s’y étaient mis allègrement. C’est ainsi que des spécialistes du cerveau, s’intéressant plus particulièrement au cortex visuel, ont émis des hypothèses hardies sur les “corrélats” de la conscience, comprise ici comme perception consciente. Selon Francis Crick (le co-découvreur de la structure de l’ADN) et Wolf Singer, par exemple, l’accès conscient à une perception visuelle “correspond” à un battement synchronisé d’activités neuronales de période 40 Hz : avoir une perception conscience d’une hirondelle traversant le ciel, ce serait pouvoir coordonner différentes représentations corticales “représentant” les différentes dimensions du stimulus visuel (couleur, localisation par rapport à l’observateur, mouvement, orientation, bords, texture...). Gerald Edelman, Antonio Damasio, V.S. Ramachandran et d’autres vedettes des neurosciences ont également proposé leurs théories de la conscience. Que ces hypothèses nous mettent sur le chemin de la vérité, personne ne peut l’affirmer. Mais une question plus intéressante encore, pour le philosophe, est de savoir si elles nous rapprochent le moins du monde de la conscience tout court, ou de la conscience en général, ou de la conscience en tant que telle. Si elles sont justes, ou approximativement justes, elles nous apprennent bien quelque chose. Mais de quoi parlent-elles réellement ? Est-ce bien de la conscience ? Nous allons y revenir dans un instant.

 

L’apport de la neuropsychologie

Mais auparavant, il faut évoquer des recherches qui parlent plus directement au philosophe, ébranlant certaines de ses plus chères intuitions et l’empêchant de se rendormir (immédiatement du moins). Je veux parler de certaines découvertes de la neuropsychologie. Rappelons que cette discipline peut être considérée comme la première des sciences cognitives au sens moderne, puisqu’elle a été fondée par Paul Broca, quand celui-ci, au milieu du xixe siècle, a établi qu’une certaine aire du cerveau était spécialisée pour le langage (découverte anticipée par plusieurs personnes, mais cette querelle de priorité est sans réelle pertinence ici). L’un des objectifs de la neuropsychologie, qui s’est considérablement développée pour diverses raisons (développement des sciences cognitives et notamment de la psychologie scientifique, apparition des techniques d’imagerie cérébrale) est de mettre en évidence des dissociations. On observe ainsi des tableaux cliniques dans lesquels une partie de ce qui semble appartenir de plein droit au domaine de la conscience est absente, alors qu’une autre partie subsiste. Ce qui suggère l’idée que la conscience, loin d’être unifiée, comprendrait des composantes en partie indépendantes les unes des autres.

Prenons l’exemple du blindsight : la “vision aveugle”. Pouvez-vous imaginer que vous pourriez à la fois voir quelque chose et croire dur comme fer que vous ne voyez rien ? Quand on voit, ne sait-on pas, ipso facto, qu’on voit ? Comment voir sans croire qu’on voit ? Il est facile de renverser un verre de vin d’un geste un peu brusque, sans le savoir, parce que le coude n’est pas quelque chose de très sensitif ; mais voir, c’est vraiment au siège même de notre pensée consciente, et il semble que notre perception visuelle soit en elle-même consciente. Or ce n’est pas du tout le cas. Les patients présentant la blindsight, terme forgé par un neurologue américain exerçant en Angleterre, Lawrence Weiskrantz, sont conscients d’être totalement aveugles et manifestent néanmoins, dans certaines conditions, des capacités visuelles ; ils sont par exemple capables de mettre une enveloppe dans une fente orientée dans une certaine direction, alors même qu’ils ne sont pas conscients de voir la fente, ou quoi que ce soit d’autre. Il faut bien, pourtant, qu’ils “perçoivent” l’inclinaison de la fente. Et quand on leur fait observer qu’il a bien fallu qu’ils la voient pour choisir le bon angle, leur réponse est qu’ils ont simplement deviné, et eu de la chance.

Un tableau clinique opposé, connu à vrai dire de longtemps, associe la cécité et l’anosognosie, la non-reconnaissance de son infirmité : voilà donc des patients qui ne voient pas, sans être (pleinement) conscients qu’ils ne voient pas.

Un autre exemple est celui de la prosopagnosie, une affection dans laquelle on ne reconnaît pas les visages : vous êtes assis en face de votre mère, vous voyez bien (votre vision ophtalmologique est intacte) qu’il y a un organe situé entre son collier et son chapeau, mais vous ne savez pas qu’il s’agit du visage de votre mère. Pourtant, quelque chose en vous le sait : des mesures de sensibilité (des mesures de conductance de la peau, du type de celles qu’effectuent les « détecteurs de mensonge ») montrent que vous avez la réaction émotionnelle habituelle que vous manifestez face à un visage aimé, réaction que vous n’avez pas en revanche face à une personne que vous n’avez jamais vue de votre vie.

Il y a un grand nombre d’exemples de ce type. La neuropsychologie affaiblit sérieusement notre sentiment que nous possédons une image intuitive de la conscience qui soit cohérente et raisonnablement fidèle. (Il ne s’agit pas simplement de dire que nous ne savons pas la définir, exactement ou complètement, ce qui n’est pas vraiment, pour le philosophe, une première nouvelle...). La neuropsychologie montre que ce que nous avons l’habitude de penser comme le “noyau dur”, indécomposable, de la conscience, est en réalité un amalgame dont certaines parties peuvent être absentes, sans que toutes le soient.

Schizophrénie et autisme

La psychiatrie a son lot de bizarreries à proposer de son côté. Beaucoup de schizophrènes, on le sait, éprouvent une perte du sens de l’agentivité, c’est-à-dire que quand ils agissent, ils n’ont pas l’impression que c’est eux qui agissent : ils ont la conviction d’être manipulés. Leurs pensées sont parfois sujettes à des “insertions” : ce qu’ils ont pensé, à l’instant, ce n’est pas eux-mêmes qui l’ont pensé, cette pensée n’est pas la leur. Ce qu’ils ont dit, ce n’est pas eux qui l’ont dit. Perturbations de corps propre, également : cette main n’est pas la leur, quoiqu’on leur fasse observer qu’elle est attachée à leur épaule.

L’autisme, qu’on appelait jadis, d’ailleurs, schizophrénie infantile, présente une perturbation qui illustre le lien entre conscience et intentionnalité. Il est généralement reconnu désormais que l’enfant autiste souffre d’un déficit de “théorie de l’esprit” (terminus technicus) ou encore que sa “psychologie naïve” est absente ou déficiente. Cela veut dire qu’il ne saisit pas, ou pas spontanément et directement, cette propriété fondamentale d’autrui qui consiste à avoir des représentations qui lui sont propres, et peuvent notamment différer de celle du sujet. Dans l’archi-célèbre expérience de la “fausse croyance”, l’autiste, contrairement non seulement à l’enfant normal, mais à l’enfant trisomique, par exemple, est incapable de comprendre qu’une modification de l’environnement dont l’autre n’a (manifestement) pas pu prendre connaissance, contrairement à lui, n’entraîne pas chez l’autre le changement de croyance qu’il entraîne évidemment et directement chez lui : l’autiste (comme l’enfant normal avant 3 à 3 ans et demi) voit que l’adulte a changé le bonbon de cachette, il voit que l’autre enfant, mis à la porte, ne le sait pas, mais pense que l’autre enfant, revenu, cherchera le bonbon dans la nouvelle cachette. S’il ne constitue peut-être pas un trouble ou une dissociation de la conscience, ce déficit ne peut pas ne pas affecter la conscience que l’autiste a de lui-même : incapable de comprendre que la réalité ne détermine pas univoquement la pensée de l’autre, il ne peut comprendre qu’il est dans le même cas, et ne peut donc être pleinement conscient de ses propres pensées conscientes.

 

Une conscience ou des consciences ?

Enfin, le plus normal des humains présente d’étranges absences. Dans une série d’expériences vieilles maintenant de plus de trente ans, et qui ont fait couler des mers d’encre, Benjamin Libet a montré que, dans certaines situations, la décision consciente est précédée et non suivie de l’initiation de l’action décidée. En France, Marc Jeannerod et son équipe ont étudié ces phénomènes, et avec le philosophe Pierre Jacob il vient de terminer un livre qui devrait vous intéresser. Dennett, déjà cité, a de son côté déployé des trésors d’ingéniosité pour nous convaincre que nos théories spontanées, ou philosophico-spontanées, de la conscience, sont tout simplement incohérentes, d’où les “paradoxes” que présentent pour nous les expériences de Libet, pour ne pas parler de quantité d’autres, certaines connues de longtemps. Pour Dennett, la conscience est comme un valise de prestidigitateur : elle est non pas une illusion, mais un faisceau, un paquet d’illusions, produites de manière opportuniste par notre appareil cognitif.

D’autres pensent différemment. Eliminer la conscience, y voir une “erreur massive” du sens commun (l’expression est de Bernard Williams, dans un tout autre contexte), ne reconnaître de réalité qu’à un ensemble hétérogène de phénomènes conscients dépouillés par l’application d’un acide philosophico-scientifique de tout mystère, cela n’est pas du goût de tous, ni chez les scientifiques, ni chez les philosophes. Mais comment rendre compte des observations innombrables qui mettent à mal notre conception commune ? Faut-il renoncer totalement à la vénérable idée d’un “siège” unique de la conscience ? Faut-il admettre que la conscience n’est pas une fonction centrale, mais qu’elle est exercée par des modules différents dispersés en différentes aires cérébrales ? Notre ignorance est encore très grande, mais certaines données des neurosciences ont acquis ces dernières années le statut de fait acquis. En voici un exemple. Le traitement des stimuli visuels, parvenus au cortex par le canal du nerf optique, suit deux voies distinctes, “ventrale” et “dorsale”, aux fonctions différentes : la première est consacrée, comme on le dit (trop) rapidement, à répondre à la question Quoi ? (Qu’est l’objet que je vois ?), la seconde à la question Où ? (Quelles relations spatiales l’objet entretient-il avec l’environnement ?) – certains défendent aujourd’hui l’idée qu’il s’agit plutôt, pour la voie dorsale, de répondre à la question Comment ? (Comment m’y prendre avec cet objet ?) A chacune de ses voies correspond une dimension de la perception consciente, et dans le cas de lésions, l’une peut disparaître et l’autre subsister. C’est ainsi que se fragmente la conscience (perceptive, on y est sans cesse ramené dans ce contexte).

 

Et l’inconscient ?

Quant au concept d’inconscient, il donne lieu à un curieux renversement. On est tenté d’évoquer à ce propos un changement de paradigme. On connaît la boutade fameuse du grand psychologue américain Karl Lashley. « Aucun processus mental, disait-il, n’est jamais conscient », renversant ainsi l’idée selon laquelle un état mental est, de manière générale, conscient, mais “descend” parfois “au-dessous” du seuil de la conscience à la suite d’un refoulement ou d’un phénomène du même ordre (la métaphore est assez fragile, même si on nous l’a enfoncée dans le crâne à coup de marteau). Lashley prend le contre-pied de ce cliché et affirme que les processus mentaux réels restent inaccessibles à la conscience.

L’inconscient cérébral de Lashley pose de multiples questions. Mais on peut se demander avant tout s’il ne restaure pas le vieux parallélisme psychophysique, que recouvrirait la dualité entre inconscients et processus conscients : par définition, les processus physiques sous-jacents sont inconscients ; ce serait une confusion de catégorie de parler de processus physiques conscients, comme de parler d’une vision odorante, d’une jalousie hydraulique ou d’une carotte multiple de 17. On ne peut donc certes pas prétendre d’un processus physique qu’il est conscient : une cascade n’est pas consciente, et ce qui peut se passer dans une assemblée de neurones n’est évidemment pas conscient non plus. Mais est-ce bien cela que veut dire Lashley ? Non. Son hypothèse, qui annonce ce qui va s’intégrer au paradigme que se veulent les sciences cognitives contemporaines, c’est qu’on peut parler d’états et de processus psychologiques non conscients, et qui ne sont pas pour autant simplement cérébraux ; qu’on peut donc en parler indépendamment du fait qu’ils sont réalisés matériellement par des assemblées de neurones, et qu’on peut les faire intervenir de manière fructueuse à titre d’entités théoriques (comme la force ou la baisse tendancielle du taux de profit) dans un discours scientifique testable et fécond.

Mais quel sens donner alors à la question du “passage” entre inconscience et conscience ? Les psychologues ont une réponse très simple : au-dessous d’une certaine durée, les stimulations ne sont pas perçues consciemment. Elles jouent toutefois un rôle dans le “traitement de l’information”, c’est-à-dire, par exemple, dans l’issue d’une épreuve consistant à reconnaître un mot. C’est le phénomène de l’amorçage (priming en anglais) : si vous êtes exposé pendant un temps extrêmement bref à un stimulus, celui-ci va orienter ultérieurement, à votre entier insu le décours de vos processus mentaux. Il y a donc un seuil de durée : on passe de la conscience à l’inconscient simplement en descendant dans l’échelle des durées. Cependant, il y a d’autres phénomènes qui ne sont pas excessivement rapides et qui, tout en étant inconscients, s’articulent néanmoins avec les états conscients.

Le problème des sciences cognitives, c’est un peu le problème inverse de celui de la psychanalyse : à quoi servent donc les états conscients ? pourquoi y a-t-il des états conscients ? C’est une conséquence de la remarque de Lashley : la psychologie scientifique ne semble parfois pouvoir parler que de ce qui se passe en deçà de la conscience. A cet point, le philosophe peut être tenté de décrocher complètement parce que lui, ce qui l’intéresse, ce sont les processus conscients. Mais le peut-il ? La vraie difficulté à laquelle nous nous heurtons tous, c’est de comprendre à la fois comment le non-conscient aboutit au conscient, et comment le conscient se résout en inconscient. Après tout, expliquer le conscient par le conscient, n’est-ce pas tomber dans une circularité ?

L’inconscient freudien est du conscient sans conscience : un état inconscient au sens de la psychanalyse a un contenu qui pourrait être celui d’un état conscient. C’est une croyance, un contenu, par exemple un désir sexuel ou une peur, qui peut ou pourrait venir ou revenir à la conscience. En revanche, les représentations et les états mentaux inconscients postulés par la psychologie cognitive n’ont aucune dimension propositionnelle (on ne peut pas les décrire sous la forme d’un « je crois que … » ou d’un « je pense que … »). On dit parfois qu’ils sont « subdoxastiques », ou « subpersonnels », ils forment comme une « poussière de croyance » : ce sont des constituants élémentaires de croyances, de désirs ou de représentations, dont aucun ne constitue individuellement une croyance pleine et entière.

Prenez l’exemple de la théorie de la vision de David Marr. Selon lui, tout processus visuel, même le plus simple, passe par un certain nombre d’étapes : on irait d’une représentation primaire (une ébauche) à une figure à deux dimensions et demie, puis à une figure tridimensionnelle. Non seulement il va de soi que vous n’êtes pas conscient du fait qu’en traitant une information visuelle, vous êtes passé par ces étapes, mais vous ne pouvez même pas imaginer ce que ce serait pour vous que d’en être conscient parce qu’une information « deux-et-demi dimensionnelle » n’a aucun sens repérable dans le langage ou dans la conscience humaine.

 

3. Droit d’inventaire et devoir d’ouverture

Du point de vue du philosophe, plusieurs objections tout à fait naturelles peuvent être adressées au projet des sciences cognitives, en tout cas à leur prétention de rendre compte de l’essentiel de la vie mentale. Elles prennent généralement la forme : il manque un X essentiel dont rien ne porte à croire que les sciences cognitives ont les ressources pour le cerner. J’en évoquerai trois, peut-être les trois principales, obtenues en faisant sucessivement X = la normativité, X = l’intentionnalité, X = la conscience.

Je n’en dirai que quelques mots, qui vous paraîtront forcément simplets : il est bien tard pour se lancer dans ce qui n’est rien d’autre que l’ordre du jour de cette spécialité proliférante qu’est la philosophie de l’esprit. L’essentiel pour moi est de souligner que le philosophe peut s’intéresser authentiquement aux sciences cognitives, voire collaborer à certains de ses programmes de recherche proprement empiriques, sans pour autant le moins du monde aliéner sa liberté critique.

L’objection de la normativité est bien connue : on ne remonte pas, nous a appris Hume, du “est” au “doit être”. Naturaliser le mental, c’est en rendre raison sur le mode du “est”. Or le mental est irréductiblement porteur d’un “doit être”. Donc il n’est pas (intégralement) naturalisable.

L’objection de l’intentionnalité dont nous savons, grâce à Wittgenstein, qu’elle est intimement liée à la précédente, est moins surplombante : comment imaginer qu’un objet matériel en vienne en quelque sorte intrinsèquement, de lui-même (et non par l’opération d’un agent tout armé d’intentionnalité propre) à désigner quelque chose d’autre ? Deux attitudes sont possibles : l’attitude éliminativiste, et l’attitude réaliste. Les éliminativistes pensent qu’il n’y a pas vraiment d’intentionnalité originaire. Pour expliquez la différence entre intentionnalité originaire et intentionnalité dérivée, prenons par exemple un distributeur de Coca-Cola : il reçoit une pièce et donne une canette ; en gros, on peut dire qu’il a reçu la pièce, qu’il l’a identifiée, et qu’il a dit : « ça c’est une bonne pièce ; c’est la pièce que je veux ; d’accord, je donne la canette ». Ce distributeur automatique de boissons détient une forme extrêmement rudimentaire d’intentionnalité, mais c’est une intentionnalité dérivée, puisqu’il est clair que c’est un outil au service d’une intentionnalité primordiale qui est celle de l’opérateur humain, concepteur et utilisateur de la machine. Les éliminativistes nous disent que nous souffrons d’une illusion philosophique qui consiste à penser qu’il existe une intentionnalité originaire. Nous sommes tous finalement des sortes de machines, mais au lieu d’être programmés par un agent humain et utilisés par lui selon ses intentions, nous sommes des systèmes naturels, manipulés, sinon “programmés” par la sélection naturelle.

Les réalistes, qui estiment qu’il existe une intentionnalité originaire d’entités, systèmes ou processus matériels, ont la tâche moins facile. Toute une série de tentatives philosophiques — les psychologues trouvent que c’est un peu compliqué, et les informaticiens n’y pensent même pas — ont été faites pour donner sens à l’idée que des processus matériels pourraient être dotés d’intentionnalité. Fred Dretske, par exemple, propose de rabattre la notion d’intentionnalité sur celle d’information, mais d’information pertinente pour un système placé dans une certaine situation. La “pertinence” dont il s’agit est assurée par une convergence des chemins causals, convergence réalisée à son tour par l’apprentissage de l’organisme. A cette forme de “téléosémantique” s’oppose celle de Ruth Millikan, qui fait intervenir l’histoire biologique de la créature ou du système. La perspective évolutionniste (abstraite) invoquée consiste à affirmer que tel dispositif de perception (de détection d’un danger ou d’une présence quelconque, par exemple) a pour fonction naturelle de percevoir, dans les conditions normales, ce qu’elle doit percevoir parce que le dispositif a joué un rôle dans la survie de l’espèce.

Ce sont là des thèses ingénieuses mais encore embryonnaires, non pas au sens où elles seraient obscures ou insuffisamment explicitées philosophiquement, mais parce qu’elles ne rendent plausiblement compte que d’une sémanticité ultra-rudimentaire. Le problème de l’intentionnalité est loin d’être résolu à mes yeux par ce genre de spéculations, qui suggèrent néanmoins des questions intéressantes et auxquelles aucun concurrent convaincant ne s’oppose à ce jour.

Quant à l’objection de la conscience, elle est sans doute la plus ancienne et la plus banale en philosophie. Le sentiment qu’aucune explication ou description scientifique ne peut atteindre le cœur du phénomène de la conscience est évidemment largement répandu dans la profession. Certains philosophes analytiques, dont le plus connu est Thomas Nagel, ont tenté d’asseoir ce sentiment sur une argumentation précise, compatible avec ce que nous comprenons, ou croyons comprendre, des hypothèses de la science. Nagel fait fond sur la distinction entre points de vue “en première personne” et “en troisième personne”. Joseph Levine développe l’idée d’un “fossé explicatif” entre description scientifique et évidence phénoménologique. Il vise à l’analogue d’un théorème d’auto-limitation (comme il y en a concernant les langages formels) des théories scientifiques de la conscience. Ned Block distingue la “conscience d’accès”, dont la science peut espérer pouvoir parler, et la “conscience phénoménale” qui menacerait de donner naissance au “fossé” de Levine. Bref, les philosophes ne se laissent pas faire, mais ils se placent sur le terrain des sciences cognitives, sans leur faire de procès moral ou politique.

Reste une question d’une autre nature, mais bien délicate elle aussi : est-il nécessaire d’essayer de comprendre quelque chose de tout cela si on veut tenir un discours philosophique qui tienne la route, même au niveau d’une initiation, en Terminale ? Et si oui, comment faire, en terme de formation individuelle et pour l’ensemble de la profession ? Qu’impliquerait l’intégration à la formation des professeurs de philosophie de rudiments de sciences cognitives ?

Je ne pense pas qu’il y ait de réponse absolument tranchée à une telle question. Je ferai le parallèle avec la logique. J’ai fait par le passé beaucoup de logique, c’était ma spécialité de mathématicien. On pourrait penser que lorsqu’un logicien se met à la philosophie, c’est parce qu’il croit que la logique sert à la philosophie. En réalité, je m’aperçois, depuis une vingtaine d’années que j’ai basculé du côté de la philosophie, que mon expérience professionnelle de la logique m’a surtout servi à savoir ce qu’on ne peut pas attendre d’elle. C’est un peu la même chose, je pense, pour les sciences cognitives : une raison de s’intéresser à elles, c’est de voir justement les limites de ce que nous livrent aujourd’hui les neurosciences, la psychologie, la robotique, la vision artificielle, la neuropsychologie, etc. Cette attitude n’a absolument rien à voir avec le refus bougon d’ouvrir les yeux, et mon “message” n’est pas, vous pensez bien, que les sciences cognitives n’ont rien d’intéressant à dire ! Mais je reste convaincu des vertus de l’analyse conceptuelle et aux méthodes traditionnelles — si on peut parler de méthodes — dans le métier de philosophe et de professeur de philosophie.

Néanmoins, dans le cas de la conscience, et contrairement peut-être à ce qui peut se passer dans d’autres secteurs des sciences cognitives ou du côté de la linguistique, on peut, par un effort modeste, enrichir considérablement sa palette d’exemples, de contre-exemples, d’expériences de pensée, etc., de manière philosophiquement instructive. S’il n’est pas sûr que cet apport modifiera radicalement la façon dont on va s’adresser aux élèves, le contenu des cours, la teneur des discussions, ne pourront pas ne pas évoluer. Je serais d’ailleurs très curieux de savoir en quel sens exactement, lorsque l’expérience en aura été répétée, avec des variations, un certain nombre de fois. Je suis persuadé que science et philosophie peuvent se rapprocher et modifier ainsi les attitudes, les attentes, de façon à réintroduire peut-être un souffle de liberté et de jeu dans un discours philosophique qui, à propos de la conscience en particulier, peut prendre un caractère compact, massif, en un mot, écrasant. Parler de blindsight, de « théorie de l’esprit », d’insertion de pensée, d’anasognosie, c’est – peut-être –introduire un peu d’air dans le musée.

Et puis c’est amusant ! On peut rapidement se faire plaisir en commençant à réfléchir sur toutes sortes de cas. Les sciences cognitives ne sont pas, comme la physique, une science lourdement feuilletée, où il faut passer par une succession de niveaux avant de pouvoir tenir des propos solides. Il suffirait de se défaire des préjugés anti-psychologiques et des diktats à la Canguilhem, de remettre la psychologie (ou les sciences cognitives, appelons cela comme on voudra) sur un pied d’égalité avec les autres grandes disciplines (comme la physique ou l’économie ou la biologie), et de reconnaître qu’elles méritent un petit effort d’initiation. Il peut suffire de quelques livres pas trop mal faits, de quelques sessions de formation, et peut-être d’un site Internet. On n’a pas besoin de chercher à savoir tout ce qui se passe dans les sciences cognitives : il s’agit d’un énorme domaine, certains secteurs sont très ennuyeux, d’autres sont embryonnaires. Il suffit de se focaliser sur quelques questions, sur quelques études de cas, pour enrichir énormément et à un coût de préparation raisonnable la palette des idées philosophiques.

 *

* *

Discussion

— Au-delà de l’hypothèse prudente selon laquelle la confrontation avec les sciences cognitives ne justifierait que des stages mettant à disposition un répertoire d’exemples rafraîchissants, ne peut-on pas supposer qu’un certain nombre de champs qui appartenaient jusque-là à la philosophie relèvent désormais de la science positive qui, une fois de plus, mène à bien un programme conçu par les philosophes, forçant ceux-ci à rabattre leurs prétentions et à réduire toujours plus leur champ d’investigation ?

— Le processus est déjà en cours. Le mouvement est double. Tantôt ce sont les personnes qui, s’accrochant aux problèmes, quittent l’univers professionnel de la philosophie pour celui de la psychologie, de la linguistique, de l’informatique. Un certain nombre de collègues, en philosophie analytique, ont effectivement quitté, ou sont sur le point de quitter, la philosophie. Tantôt ce sont les idées, les problèmes, qui quittent les philosophes qui les ont, si je puis dire, nourris au sein. Cela fait un moment déjà que les philosophes ont cessé de se sentir essentiellement compétents s’agissant de concepts comme ceux de raisonnement, de mémoire, d’apprentissage ou, bien entendu, de perception et de motricité, et qu’ils abandonnent ces domaines à la psychologie et aux autres branches des sciences cognitives. Si l’on prend le cas du raisonnement, c’était un secteur dans lequel, à peu d’exceptions près, la contribution des psychologues a longtemps été d’un intérêt médiocre. C’est l’une des vertus des sciences cognitives d’avoir fait accomplir à la psychologie du raisonnement des progrès considérables. Le philosophe peut, dans une certaine mesure, se décharger sur le psychologue, comme il avait commencé de faire sur le mathématicien et l’informaticien, du souci d’étudier en détail le raisonnement.

Mais il est clair que les choses ne sont pas si simples : en même temps que la philosophie se débarrasse d’un certain nombre de sujets spécialisés, en déléguant ses pouvoirs à une science positive qui se consolide, elle alourdit sa tâche, parce qu’il lui revient alors d’inclure dans une problématique générale le simple fait de cette scission, qu’elle elle est obligée de comprendre philosophiquement. Prenons une analogie du côté de la physique : les problèmes de l’espace et du temps seraient devenus, entend-on dire souvent, des questions de physique et auraient cessé de concerner la philosophie. En un sens, c’est exact. Toutefois, quand on regarde ce que produit la physique sur ces questions, on ne peut pas ne pas se dire qu’il faut le re-comprendre philosophiquement, c’est-à-dire comprendre ce qu’apportent les théories physiques contemporaines de l’espace et du temps, en quoi elles déconstruisent par exemple la notion de simultanéité ou d’espace absolu, etc.

— Peut-on dire alors que les problèmes sont dévolus en quelque sorte à la science, mais que le besoin d’analyse conceptuelle est plus fort que jamais ?

— Oui, absolument. On peut peut-être ici préciser les choses et, à propos des choses de l’esprit, conscience et compagnie, je vais peut-être vous sembler un peu provocateur. Pour une bonne partie de la communauté philosophique internationale, il est tellement urgent et crucial de rendre philosophiquement raison de ce qui se passe actuellement à la frontière des sciences — dans les sciences cognitives ou ailleurs : en biologie darwinienne, en mécanique quantique ou en linguistique, par exemple — que la tâche du philosophe consiste bien davantage à faire ce travail qu’à repenser les grands textes de la tradition. J’ai apporté le catalogue 2002 des ouvrages philosophiques d’Oxford University Press. On y trouve, rassurez-vous, des livres sur Kant, Platon ou saint Augustin ; mais plus de la moitié du catalogue est consacrée à la « Philosophy of Mind », à la philosophie du langage et la philosophie des sciences. Bref, pour Oxford University Press, sur un catalogue de mille titres, il y en a cinq cents consacrés, non pas à relire Augustin, Platon ou Hegel, mais à présenter et à “penser” la recherche dans certains secteurs scientifiques, en tout premier (actuellement, et sans doute durablement) dans le domaine des sciences de la cognition. C’est peut-être par ce biais indirect que la pratique des sciences cognitives peut remettre en cause l’image traditionnelle du rôle du philosophe. L’analyse conceptuelle est plus présente que jamais, puisqu’elle est le pain quotidien du philosophe lambda, cessant d’être réservée aux génies fondateurs de notre discipline. Mais elle est tournée, pour une grande part, vers les productions de la science, ainsi du reste que d’autres domaines tels le droit, l’éthique appliquée, la politique, etc. Tournée ne signifie pas assujettie : prenez l’exemple de l’identité personnelle ; voilà un sujet qui concerne, bien évidemment, le neuropsychologue, donc le psychologue, le linguiste et d’autres spécialistes ; cela n’a pas empêché des philosophes aussi considérables que David Wiggins, Sidney Shoemaker ou Derek Parfit de le renouveler en profondeur, sans s’appuyer, du moins directement, sur les travaux scientifiques.

— Peut-on soumettre ce que les philosophes disent de la conscience au jugement des scientifiques ? Ceux-ci sont-ils en mesure de déclarer : « Ici, ce que disent les philosophes est vrai ; là, c’est faux » ?

— Je vais être prudent. On peut engager un débat, et c’est passionnant, mais un peu risqué. Le risque est de se lancer dans une bataille confuse, dans laquelle ni la philosophie ni la science ne sont convenablement défendues. Il m’arrive parfois de penser que, personnellement, je ne suis ni suffisamment scientifique pour contribuer au problème scientifiquement, ni suffisamment proche de l’histoire de la philosophie pour savoir ce que « les philosophes » disent ou ont dit. Il n’empêche qu’il arrive, effectivement, que les hypothèses philosophiques puissent être soumises au verdict des sciences. C’est certainement vrai pour la vision et pour l’action (par quoi l’on entend, dans les sciences cognitives, le mouvement volontaire) : pour tout ce qui se rapporte à la perception, au corps propre ou au mouvement volontaire, je fais le pari que les philosophes sont dans la position de pouvoir proposer une idée et de recevoir des démentis assez tranchés — dans certains cas du moins...

— Par exemple, l’idée que le « je pense » accompagne toutes mes représentations ?

— Il n’est pas nécessaire de sortir la grosse artillerie scientifique pour réfuter cette proposition, à condition évidemment de s’entendre sur ce qu’on appelle représentation. Le fait que les sciences cognitives fassent appel à des notions de représentation, qui partagent avec la conception classique des aspects essentiels, mais qui sont telles que le « je pense » ne les accompagne pas, montre en tout cas que le philosophe doit au moins affiner ses analyses. Une interaction peut alors s’instaurer. Même Jerry Fodor, qui est plongé dans un univers assez scientifique, reconnaît au philosophe une tâche particulière, celle qui consiste à signaler aux scientifiques des domaines à explorer, des questions à approfondir. Le philosophe conserve ce rôle d’éveilleur. Cela dit, comme il l’exerce à partir de l’histoire de la philosophie, le scientifique peut lui objecter à son tour qu’il parle de la vision ou de la représentation comme s’ils savait de quoi il parlait, comme s’il s’agissait d’un phénomène unifié et unitaire dont il avait en tant que philosophe une saisie claire, alors qu’il doit se rendre à l’évidence qu’un certain nombre de phénomènes ne peuvent pas être expliqués à l’aide d’une seule et unique notion de représentation.

Mais pour revenir en un mot à votre question, on peut sans doute dire que la notion de “conscience d’accès”, et les théories de la conscience comme métacognition, s’inscrivent dans le droit fil de la thèse classique que vous évoquez, tout en l’exposant à la critique.

— En vous écoutant, je pensais, à l’inverse des derniers intervenants, à des éléments de mon bagage philosophique : concernant la question de l’autonomie relative de la pensée par rapport aux phénomènes physiques, je pensais à Spinoza par exemple ; à propos de la notion d’inconscient non freudien, je pensais à Leibniz ; quant aux modèles mécaniques, j’évoquais bien sûr le mécanisme du dix-huitième. J’ai fini par me dire que vous parliez peut-être moins de sciences cognitives que de philosophie cognitive. Vous avez sans doute déjà en partie répondu à ma question en affirmant que, au moment où la science se fait, le philosophe est en position de se retrousser les manches. Donc, je me demande si notre réflexion n’est pas en train d’opposer artificiellement philosophie passée et savoir actuel, alors qu’il y a réactualisation d’une réflexion, dans des modalités nouvelles que les sciences apportent et qu’on ne peut ignorer. Je ne vois en conséquence, dans l’absolu, aucune opposition entre réflexivité et positivité — à moins d’admettre que ce clivage se retrouve au sein même des sciences cognitives entre les gens qui feront le choix de la psychologie ou de l’expérimentation, et ceux qui maintiendront le désir de réfléchir sur les processus. On peut connaître ses classiques, mais la philosophie n’est pas une affaire classée !

— Vous avez raison et vous me donnez l’occasion de vous parler d’un deuxième document que j’ai apporté. C’est la dernière livraison (octobre 2002) de la revue Mind (publiée par les Presses universitaires d’Oxford dont nous parlions à l’instant). Dans son dernier numéro, on trouve un article exceptionnellement copieux intitulé « Aristote et la conscience », qui propose une démarche rare : aller chercher chez un grand philosophe du passé un certain nombre d’idées et de distinctions dont l’auteur, Victor Caston, estime qu’elles pourraient guider le débat actuel. Ce type d’interaction entre science et philosophie, voire histoire de la philosophie, n’est pas fréquent, mais peut se révéler très fructueux et tout à fait éclairant. Il est juste de dire qu’il y a complémentarité entre le mouvement positif et le mouvement réflexif : comme je l’ai dit, plus on « positivise » certains segments de la pensée, plus le fardeau de la tâche réflexive s’alourdit. Mais il y a une autre sorte d’interaction plus directe. L’article de Mind en fournir un exemple. Aristote, nous dit l’auteur, considère déjà la distinction entre la conscience d’accès — la méta-représentation : quand je sais (ou crois) quelque chose, je sais que je le sais (ou le crois) ; je peux donc l’utiliser dans des raisonnements, etc.– et la conscience phénoménale, qui est en gros ce que j’éprouve du fait que je perçois consciemment, ou me représente, une entité particulière — mon vécu phénoménologique en quelque sorte. Il distingue également le contenu phénoménal et le contenu représentationnel d’un état vécu. Mais Aristote ne s’en tient pas là, et c’est ce qui rend l’exemple intéressant : il montre que les théories que les philosophes contemporains proposent pour rendre raison de ces distinctions, et entre lesquelles ils croient généralement devoir trancher, ne sont pas antinomiques. Aristote montre bel et bien une troisième voie, qu’il ouvre à ses lointains successeurs.

Cet exemple peut-il, doit-il être généralisé ? Le problème est pratique plutôt que théorique ou doctrinal : rares sont ceux qui possèdent les deux cultures. Quand on connaît bien les grands textes, on connaît mal la philosophie des sciences cognitives, et inversement. C’est une question de charge de travail et d’état d’esprit. Indiscutablement, la culture historique des philosophes analytiques, et surtout des naturalistes, laisse généralement beaucoup à désirer ; et cela leur ferait du bien d’entretenir un dialogue plus sérieux et plus ouvert avec des gens qui ont une connaissance plus solide de l’histoire de la philosophie. Mais l’inverse est aussi vrai : la compétence en histoire de la philosophie ne s’accompagne qu’exceptionnellement d’une éducation de l’oreille philosophique à l’écoute des problèmes de la philosophie de l’esprit contemporaine, et c’est bien dommage !

— Comment faire comprendre à des élèves que le concept d’état mental, par exemple, est problématique, mais qu’on en a besoin pour expliquer des actions humaines ? Vaut-il mieux partir des données récentes des sciences cognitives, ou d’une analyse conceptuelle classique telle qu’on la trouve déjà chez Descartes ?

— J’ai en ce domaine trop peu d’expérience, mais j’introduirais un troisième terme : le mélange, pratiqué quotidiennement par nombre de philosophes analytiques, d’analyses conceptuelles et de références aux productions des sciences. (J’admets volontiers qu’opposer philosophie analytique et philosophie continentale est problématique et, avant tout, polémique, peut-être pas au bon sens du terme, mais je doute qu’à cette heure vous souhaitiez entrer dans ce débat.) Pour simplifier, disons que la philosophie analytique est orientée vers les problèmes plutôt que vers les auteurs. Elle étudie le problème philosophique tel qu’il peut se poser aujourd’hui, indépendamment (si c’est possible : tout le problème métaphilosophique est là, je ne l’ignore pas) de ce qu’en ont dit Platon, Kant Descartes, etc. C’est l’attitude standard dans les départements de philosophie américains, et la plupart des départements britanniques. Bien sûr, il y a des cours sur les auteurs canoniques, mais on s’empresse de les oublier (je caricature), au profit d’une recherche au premier degré de solutions au problème tel qu’il se pose aujourd’hui. Nombre de philosophes analytiques croient à l’analyse conceptuelle. Je pense par exemple à Frank Jackson qui vient d’écrire un livre qui s’appelle De l’analyse conceptuelle : le naturalisme a pour lui des limites. On l’imagine sans difficulté faisant un cours de philosophie sur l’état mental, sur le processus mental, sur le calcul, sur la mémoire, sur l’identité individuelle et la “quasi-mémoire” (une mémoire à laquelle manquerait l’appartenance au sujet : je me rappelle qu’ego se réveillait triste le dimanche, mais “je” n’est pas analytiquement identique à “ego”), ou ce que vous voudrez. Cela dit, il le fera non pas en faisant défiler les auteurs de la grande tradition, ni davantage en se référant religieusement aux sciences cognitives, mais (plus ou moins) « à mains nues », comme un philosophe qui pense à partir de tout ce qu’il a à sa disposition : ni seulement les grands textes, ni seulement la science, mais un petit peu de tout.

— Je voudrais d’abord faire remarquer que la dualité que vous présentez — une chaîne physique, une chaîne mentale —, et qui est fondatrice, n’a rien d’insupportable pour la culture philosophique classique. S’agissant des états mentaux, vous avez cité Broca ; mais on est maintenant en mesure de voir travailler le cerveau in vivo ; on ne peut plus alors se contenter de parler en termes d’espace. Combien de temps dure un état mental ? Le temps, c’est celui que met l’influx nerveux à parcourir un certain trajet. Mais un problème se pose ici : pour voir une conscience, il faut une autre conscience. Une conscience ne peut pas se voir elle-même en train de voir. Combien de temps alors dure un état mental ? Et de quel temps parlez-vous ?

— Votre question montre que vous ne croyez pas aux états mentaux. Je suis comme vous : Je ne suis pas réaliste en la matière. Un état mental qui serait porteur d’une croyance (ou d’un désir) spécifié, indépendamment d’une mesure qui est faite dans une perspective soit scientifique, soit d’interprétation d’autrui, soit d’auto-interprétation, ça n’existe pas. Selon moi, l’état mental est le résultat d’une mesure. Seul existe, à tout moment, un état hyper-complexe du cerveau ; une des fonctions de celui-ci est interprétative, décisionnaire, et quand le cerveau exerce cette fonction, dans certains cas, il est amené à prendre une sorte de cliché, une mesure, et à ce moment-là, le résultat de la mesure c’est « Andler croit qu’il est 6 h 19 ». Mais, contrairement à ce qu’affirme par exemple Fodor, il n’y a pas dans ma caboche une inscription en mentalais dont la traduction en français courant « Je crois qu’il est 6 h 19 ».

— Est-ce que l’antinomie conscience individuelle / société est revue ou transformée par les sciences cognitives ?

— Oui. Les choses avancent par le canal de la psychologie du développement. C’était déjà, en gros, ce que faisait Piaget ; mais on dispose aujourd’hui d’un appareil méthodologique, conceptuel et paradigmatique qui représente un tel progrès qu’il vaut mieux, sans doute, ne pas se référer à lui, sinon pour reconnaître qu’il avait, pour l’essentiel, su poser de bonnes questions. On est en train de découvrir de choses passionnantes, concernant par exemple l’ontogénie de la cognition sociale. On travaille notamment sur la perception de la race, ou encore sur les prémices de la morale et de la pensée d’autrui chez le jeune enfant : quelle distinction est-il en mesure d’opérer entre un comportement agressif et un comportement coopératif ? comment les comprend-il ? comment est-ce associé chez lui à des sentiments de compassion ou de sympathie ? Bien sûr, ce n’est pas en étudiant un bébé qu’on obtiendra des réponses à des questions fondamentales de philosophie morale. Mais de telles études font jouer certains concepts, introduisent des distinctions et font, je crois avancer les choses.

— Les sciences cognitives semblent clairement matérialistes. Est-ce que, grâce à elles, on en a fini avec le spiritualisme ?

— Qu’entendez-vous par spiritualisme ? Si vous désignez par là un dualisme des substances à la manière de Descartes, celui-ci est difficilement compatible avec le cognitivisme. Mais, pour ma part, je ne suis pas naturaliste. Je crois en revanche à la vertu heuristique du naturalisme : plus on va loin dans le naturalisme, mieux on se porte. Il ne s’agit pas de transformer un programme scientifique en idéologie. Mais chaque fois qu’on fait un pas dans le sens d’une clarification naturaliste, c’est à mon avis un progrès, même pour celui qui adopte un point de vue spiritualiste. Moi-même, je ne me dirais pas spiritualiste, parce que je ne sais pas très bien ce que cela veut dire. Mais je ne suis sûrement pas naturaliste : en gros, je crois à l’auto-interprétation, à la normativité, etc. Quand on accorde de l’importance à cette dimension, on n’est jamais, je crois, complètement naturaliste. Alors, je fais mon miel des sciences cognitives et de la philosophie de l’esprit de style naturaliste, à la Churchland, à la Fodor ou à la Searle. Mais je ne crois pas entièrement ce qu’ils disent, ou plutôt : je ne crois pas qu’il y ait une seule interprétation possible de leur naturalisme ; je crois qu’il y a une interprétation « spiritualiste » de leur naturalisme.

Quelques indications bibliographiques

La “littérature” est immense, et même en français on dispose désormais de plus d’ouvrages qu’on peut espérer en lire, sauf à s’y consacrer entièrement. Le Fisette et Poirier contient une bibliographie très complète des ouvrages disponibles en français (merci, collègues québécois !). Les indications qui suivent n’ont rien de “canonique”.

Andler, D., article “Sciences cognitives”, Encyclopaedia Universalis, nouvelle édition, 1989.

Andler, D., Introduction aux sciences cognitives, Paris : Gallimard, 1992, 516 pp. ; 2nde édition, avec une Postface, 1998.

Andler, D., “Processus cognitifs”, chap. 3 (vol. 1) de Philosophie des sciences, avec A. Fagot-Largeault et B. Saint-Sernin, 2 volumes, 1334 pages, Paris : Gallimard, coll. Folio, 2002.

Dennett, Daniel C., Consciousness Explained, Boston : Little, Brown, & Co, 1991 ; trad. fr. La conscience expliquée, Paris : O. Jacob.

Fisette, Denis & Pierre Poirier, dir, Philosophie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Paris : Vrin, 2002.

Fodor, Jerry, The Mondularity of Mind, Cambridge, MA : MIT Press, 1983 ; trad. fr. La modularité de l’esprit, Paris : Minuit, 1986.

Pélissier, Aline & Alain Tête, dir., Sciences cognitives. Textes fondateurs (1943-1950), Paris : PUF